
Pour ressentir les effets de la réalité parallèle forgée par le Kremlin et relayée par la télévision russe à destination d’un peuple accablé de simulacres, il faut expérimenter une telle propagande. Ne serait-ce que quelques heures. Mediapart l’a fait.
En Russie, le bourrage de crâne se révèle être un programme de longue haleine doublé d’un sport de combat. Chez nous, quelques esprits forts minimiseront : ce n’est rien par rapport à la Corée du Nord. À défaut, ils relativiseront : à Moscou, c’est peu ou prou du même ordre que Fox News et les « radios poubelles » québécoises en Amérique du Nord, voire les chaînes françaises dites d’information en continu de ce côté-ci de l’Atlantique.
On connaît la chanson campiste – hier stalinophile aujourd’hui poutinolâtre –, qui vise à brouiller pour dédouaner. Il suffit pourtant de regarder et d’écouter le battage médiatique moscoutaire : la crétinisation des masses saute aux yeux comme à l’ouïe. (...)
Et ce, avec une intensité jamais démentie depuis le mois de février 2014, qui connut un télescopage saisissant : la révolution ukrainienne de Maïdan et l’Anschluss de la Crimée par Vladimir Poutine. À partir de ce moment-là, toute personne au fait du monde russe a vu sombrer une ou plusieurs connaissances dans la réalité parallèle voulue par le Kremlin.
L’interprète de conférence sollicitée par Mediapart, pour traduire des cataractes de désinformation et d’endoctrinement, grimaçait de douleur pendant sa tâche. Son père, scientifique petersbourgeois proche de la dissidence au temps de l’URSS, puis critique envers Poutine, « se retrouva du côté obscur de la force » pour avoir été abreuvé par une telle logorrhée perpétuelle.
Pendant huit ans, jusqu’au 24 février 2022 et l’invasion de l’Ukraine baptisée « opération militaire spéciale », la basse continue de la propagande du système Poutine insistait sur l’humiliation incessante de la Russie, victime d’un encerclement inaltérable de l’Occident et de son bras armé, l’Otan.
La patience russe, mise ainsi à si rude épreuve, ne pouvait que réagir à un moment ou à un autre. Le jour J, le 24 février dernier, la victimisation à outrance s’est assortie d’une vision en miroir. En effet, la croisade du Kremlin attribue à l’Ukraine ce que Moscou lui fait subir – la violence d’une guerre d’agression –, tout en accusant Kyiv de manigancer ce que le pouvoir russe prépare, ou fait mine de préparer : l’utilisation de l’arme nucléaire.
Le tout dans un environnement international qui serait entièrement favorable à la Fédération de Russie, tandis que les économies occidentales s’effondreraient sous l’effet de leurs sanctions scélérates…
Tout doit s’inscrire, donc tout peut s’écrire (...)
Tout est ici retourné comme un gant. Des Ukrainiens puissants, surarmés, injustes et cruels envers les populations attaquent. Mais voici le hic de la propagande, qui ne s’encombre pas de contradictions dans la précipitation : les attaquants seraient sur la défensive. À force de tout mettre en miroir, la réalité devient assez biseautée… (...)
Surgit le plat de résistance, qui paraît noyé dans la masse mais fait forcément tilt : « L’Amérique et l’Europe défient toutes les règles de la guerre. Ces pays exercent un chantage nucléaire, alors qu’ils savent que l’Ukraine prépare une bombe sale tout en encourageant ses alliés à procéder à une frappe préventive. »
La présentatrice ajoute : « Selon le ministre de la défense russe, Sergueï Koujouguétovitch Choïgou, il y a trente mille soldats de l’Otan sur le front ukrainien. Mais comme l’a déjà déclaré le président Vladimir Vladimirovitch Poutine, notre pays développe des armes nucléaires bien plus modernes que celles de l’Occident. »
« Ceci n’est pas du bluff »
Apparaît alors la vidéo de la fameuse déclaration du président russe le 21 septembre dernier : « En cas de menace de l’intégrité territoriale de notre pays, il va de soi que nous utiliserons tous les moyens à notre disposition pour défendre la Russie et notre peuple. Ceci n’est pas du bluff. »
Les téléspectateurs n’ont pas le temps de penser à la toile de Magritte, La Trahison des images, conservée à Bruxelles – « Ceci n’est pas une pipe » –, qu’il est déjà question des neuf mille soldats russes en Biélorussie (on aura donc saisi qu’ils sont trois fois moins que ceux de l’Otan en Ukraine), engagés depuis le 22 octobre dans un entraînement militaire conjoint.
Et voici que se présente à l’écran un prétendu espion ukrainien, installé à un petit bureau en formica, qui passe à confesse d’une voix plaintive. Engagé dans la police de Kherson, il devait recevoir 100 000 dollars pour livrer des renseignements sur les officiers russes. Un autre espion démasqué se profile, qui avoue piteusement avoir été sollicité pour détailler la position des troupes russes ainsi que leurs mouvements. Il donne deux ou trois noms censés être ses « tuteurs ». (...)
« Leur provocation avec une bombe sale est reportée, mais ils n’ont pas renoncé à l’idée. C’est comme en Syrie : ils ont retardé l’horreur mais ils l’ont commise avec l’arme chimique. » Le mensonge est grossier : qu’importe (l’arme chimique a été utilisée par Bachar Al-Assad, l’obligé de Poutine, et non par les forces yankees).
Le discours se poursuit : « Ils ont retardé leur sale coup en Ukraine une quinzaine de jours, pas plus. C’est comme dans une pièce de théâtre, s’il y a une arme accrochée au mur dans le décor, c’est qu’elle va servir à tirer pendant la pièce. Leurs armes sont là, il faut être prêts à l’escalade. Je me risque à pronostiquer qu’il y aura très bientôt des soldats des pays de l’Otan dans la zone de l’opération spéciale militaire. »
Et l’intervenant de conclure : « Notre conseil de coordination travaille bien, mais il y faudrait davantage de contrôle et de stratégie. Ce serait alors un vrai conseil de lutte pour un monde multipolaire. Il ne faut pas seulement gagner la guerre, ce que nous ferons, mais gagner la paix. » (...)
Après un éloge des Brics, qui s’opposent aux sanctions occidentales contre la Russie et forment « un bloc plus solide que toutes les alliances sur lesquelles a misé l’Amérique », il est question du « délire de la politique intérieure américaine ». Avec cette question : « Y a-t-il des figures indépendantes et saines avec qui discuter ? »
Réponse : « Trump a essayé. La société américaine ne lui en a pas laissé la possibilité. C’est quelqu’un avec qui on aurait pu parler. Comme avec les Chinois. C’est compliqué avec eux d’un point de vue commercial, mais ce sont des gens qui existent. L’État américain s’est effondré aux deux tiers. Ne reste qu’une société d’élites aux intérêts divergents. On n’aurait pas eu besoin de l’opération spéciale militaire s’il y avait eu Trump. Il était pragmatique. »
Vladimir Soloviev reprend la parole pour conclure cette heure de discussion à bâtons rompus : « L’agenda international est dicté par des fanatiques religieux. La guerre contre la Russie est irrationnelle. Ils sont prêts à tout, même à une attaque nucléaire, qui semble de plus en plus inéluctable. » (...)
Les courts extraits, grotesques ou horrifiques, que présentent certains comptes Twitter (voir ici ou ici) se révèlent souvent spectaculaires.
Toutefois, ils ne sauraient rendre compte de cette temporalité obsédante, qui a fini par formater les Russes qui n’ont pas opté pour la fuite hors des frontières ou pour l’exil intérieur. C’est-à-dire des millions d’êtres humains, frappés plutôt que convaincus. Et dont la pensée captive ne décèle plus les barreaux que la propagande scelle, sans relâche, sur des écrans présentés comme des fenêtres ouvertes sur le monde.