
Eric, 48 ans, est cordiste, travailleur itinérant, depuis trois ans. En juin dernier, l’un de ses jeunes collègues, Quentin, 21 ans, est mort enseveli dans un silo, à Bazancourt, non loin de Reims. C’est le troisième accident du travail mortel sur ce site en cinq ans ! Le silo appartient à l’entreprise Cristanol, une distillerie du groupe sucrier Cristal Union, connu par sa marque de sucre Daddy. Le silo où le jeune homme a disparu était rempli de granulés pour bestiaux, qui à force de chaleur et d’humidité forment des blocs. Les ouvriers cordistes qui descendent dans ces immenses réservoirs doivent émietter ces blocs, et les décoller des parois. Eric raconte comment il a vécu, terrifié, la mort de Quentin.
(...) vers 13 heures, d’autres véhicules de secours arrivent. Durant les longues minutes qui suivent, c’est une noria de camions rouges qui passent la barrière d’entrée de l’usine, ralentissant à peine. Une quinzaine, au total. Puis des véhicules de la gendarmerie. L’angoisse nous étreint. L’insupportable touffeur caniculaire n’est plus qu’un problème secondaire. Charles décide d’aller aux nouvelles. Durant son absence, une employée du site arrive du lieu de l’accident, empressée. Je lui quémande des informations, arguant qu’il s’agit d’un de nos collègues. « Je ne peux pas communiquer pour l’instant. » Quelques minutes plus tard, même demande à une gendarmette que j’avais vu entrer sur le site auparavant. « Je ne sais rien, je viens d’arriver. »
Inquiète de nous voir griller clopes sur clopes en plein cagnard, une salariée de l’usine nous apporte des bouteilles d’eau. Propose de nous fournir de quoi manger. On n’a pas le cœur à manger. Puis Charles revient. Il nous rapporte les paroles lapidaires et définitives de Christophe, un de nos équipiers du matin : « On a perdu Quentin. » Nous savons ce que ça veut dire. Il est enseveli. Même si des paroles chargées de fol espoir tentent inutilement de conjurer l’inacceptable vérité qui s’insinue en nous. Une poche d’air... Peut-être que...
Nous passons de longues minutes à repousser la dramatique réalité qui nous dépasse, dérisoire réflexe lié à la nature humaine. (...)
les pompiers du Groupe de reconnaissance et d’intervention en milieu périlleux (Grimp) n’a pas voulu descendre dans le silo, estimant les conditions trop dangereuses.
Venir suer sang et eau pour à peine 11 balles de l’heure
J’ai rencontré Quentin pour la première fois il y a un an, à cet endroit précis justement. C’était pendant une quinzaine caniculaire. Il ne manifestait aucune plainte, même sous 40° à l’ombre. Et d’ombre il n’est pas question dans cette usine. Le silo métallique dans lequel nous officions étincelle sous le soleil de plomb, que pas un souffle de brise ne vient adoucir. Combien fait-il à l’intérieur ? On n’a pas de thermomètre. Une chose est sure, il fait plus chaud que dehors. Pourtant, il faut piocher, pelleter, suffoquer sous un masque de caoutchouc anti-poussière. « J’ai jamais transpiré autant de ma vie », m’avait-il dit un jour en enlevant sa combinaison jetable détrempée, au sortir de cette étuve.
Au fil des discussions, pendant les pauses, il me racontait qu’il venait des Côtes d’Armor, avec son antique 306 Peugeot à bout de souffle. On est en Champagne ici. Ça fait une tirée pour venir suer sang et eau pour à peine 11 balles de l’heure. (...)
Quentin était plein de vie. Et d’envie de vivre. Aujourd’hui, il est mort. Mort loin de chez lui, à l’issue d’une pénible journée d’un travail ingrat. Dans une semi-obscurité. Dans l’épaisse poussière d’un silo en ferraille chauffé à blanc, cependant que dehors le soleil brille. Il n’aura pas eu une belle mort, Quentin. A 21 ans, il n’y a pas de belle mort.
En mars 2012, deux cordistes, Arthur et Vincent, avaient déjà péri dans un silo de Cristal Union à Bazancourt. Un rassemblement solidaire, à la mémoire des trois victimes, a été organisé par leurs collègues et familles en septembre dernier, à proximité de leur lieu de travail. Les familles et collègues d’Arthur et Vincent expriment leur colère face aux lenteurs de la justice. Cinq ans après le premier drame, l’enquête chargée d’élucider les causes de l’ensevelissement des deux hommes n’a en effet toujours pas abouti. (...)