
Rachida Brahim est sociologue. Pendant sept ans, elle a passé en revue 731 crimes racistes qui ont eu lieu en France entre 1970 et 2000. Elle nous montre comment le racisme laisse ces crimes impunis et elle nous invite à prendre soin de nos mémoires pour travailler à un monde égalitaire.
Pourquoi dites-vous que “la race tue deux fois” ?
“Cette phrase résume pour moi ce que j’ai compris à travers cette enquête. Il y a d’une part, le premier coup porté par le racisme : le fait que les personnes soient violentées, touchées dans leur intégrité physique, en vertu de ce qu’elles représentent dans la tête de l’agresseur. C’est la première violence. Mais il y a une deuxième violence, c’est le fait que le système pénal ne reconnaisse pas la violence subie comme une violence raciste. Il touche alors la personne dans son intégrité psychique. La race tue deux fois, c’est cette double violence. À la fois physique et psychique, à la fois interpersonnelle et institutionnelle.” (...)
Comment avez-vous été amenée à travailler sur le sujet ?
“Il y a plusieurs raisons, au croisement de mon histoire personnelle et de la grande histoire. Je suis française et algérienne. Mes parents ont immigré en France dans les années 1970. Et j’ai grandi avec ce qu’on appelle la “post-mémoire”, comme sûrement beaucoup d’enfants dont les parents ou les grands-parents ont vécu une violence de masse.
La post-mémoire, c’est l’idée qu’en tant que descendant d’un crime collectif, on garde en mémoire cette violence, sans l’avoir vécue directement soi-même. Je pense que cette post-mémoire m’a habitée pendant longtemps et qu’elle continue de m’habiter. Et c’est elle qui m’a poussée à me mettre en quête d’éléments de réponse sur la violence raciale, la violence coloniale et post-coloniale. (...)
Ensuite, il y a une dizaine d’années, j’ai rencontré des personnes qui m’ont parlé de crimes racistes restés impunis, et de toute l’injustice que cela représentait à leurs yeux. Étrangement, alors qu’elles me parlaient d’un problème, c’est comme si elles venaient de me donner un élément de réponse, comme s’il y avait là une clé, quelque chose à creuser qui allait m’éclairer davantage.
J’ai alors entamé cette recherche, qui a mis en évidence le fonctionnement du racisme structurel, donc un sujet très dur mais, paradoxalement, très éclairant. Parce qu’il me semble qu’il vaut mieux vivre avec une violence que l’on comprend qu’avec une violence que l’on ne peut pas s’expliquer, retracer, sur laquelle on ne peut mettre aucun mot.” (...)
Vous tracez une continuité historique et sociale entre la guerre d’Algérie, les crimes coloniaux et les crimes policiers aujourd’hui en France. En Belgique, les violences policières tuent également. Qu’est-ce qu’un travail comme le vôtre peut nous permettre de comprendre de cette actualité ?
“Ces violences policières résonnent avec cette notion de “racisme d’État”, puisque ce sont des crimes commis par des représentants de l’État. Les victimes de ces crimes policiers sont des individus qu’on a définis comme étant différents, inassimilables, dangereux, posant problème. Or, pour qu’ils existent comme “problème”, il faut que, parallèlement, l’État ait défini qui est la norme. C’est cela qu’on appelle le “racisme d’État” : le fait que l’État se serve de la race comme un levier, un mécanisme, pour différencier les individus. Et ensuite, qu’il use de la violence qu’il peut exercer légitimement parce qu’il a autorité pour le faire, de manière à contraindre ces corps, à les discipliner et à les faire mourir à force de violence et d’exclusion.” (...)