
Deux choses tétanisent les dirigeants de Radio France : les enquêtes d’audience, reflet d’une logique commerciale, et la nomination de leur président, effectuée sous influence politique. Informer, instruire, divertir : les termes du triptyque fondateur de la radiodiffusion publique ont connu des fortunes diverses. A la Libération, le troisième ne supplantait pas les deux premiers.
Les auditeurs reviennent toujours. On pourrait graver cette phrase en lettres d’or au fronton de la Maison de la radio. Quand l’audience décline, quand un président arrive, quand un humoriste se fait virer, quand l’actualité ne fait pas recette, il y a toujours une voix placide dans l’ascenseur pour dire : « Bah ! les auditeurs reviennent toujours ! » Un directeur se demandait même un jour ce qu’il faudrait faire pour que les auditeurs s’en aillent une fois pour toutes.
Pour France Inter, deuxième radio généraliste du pays avec plus de cinq millions d’auditeurs quotidiens, l’audience ressemble en effet à un long fleuve tranquille. Pas plus de trois grosses fâcheries en quarante ans. Incapable d’affirmer sa différence en lui redonnant un sens et une ambition, la radio publique a néanmoins fini par s’aligner sur la loi du marché. Imaginez un cheval libre, pouvant courir à son gré à la découverte des grands espaces et qui, faute d’esprit et de désirs, viendrait immanquablement s’aligner auprès des chevaux de labour creusant leur sillon pour le compte d’une société lucrative. L’audience est devenue la seule boussole de France Inter. Le « beaucoup » a tué le « pourquoi ». (...)
Le principe des affaires a contaminé les valeurs du service public de la radio et menace de lui faire la peau. Comme à La Poste, comme dans la santé, l’enseignement, la recherche... (...)
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De la différence à la distinction
Partout, l’Eglise de chiffrologie étend son règne. A Radio France, quatre fois par an, devant un aréopage pénétré, des chiffres magiques sont projetés sur un écran. Ils sont interrogés et savamment interprétés selon des rites empruntés aux antiques devins scrutant le vol des oiseaux ou les entrailles des poulets avant d’émettre un avis qui vient confirmer les ordres forcément exquis de l’empereur.
Assurément, on fait de la radio pour être écouté ; on veut connaître la réponse des auditeurs. Mais tout autre mode d’évaluation de l’audience a été abandonné. Qualité, utilité, service, débat sur et avec le public : d’autres enquêtes sontLa Radiodiffusion de la nation française (RNF) deviendra la Radiodiffusion française en mars 1945, puis la Radiodiffusion-télévision française (RTF) en 1949, puis l’ORTF en 1964, enfin Radio France dix ans plus tard. La Résistance constitue donc son soubassement, son souffle initial. Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) entendait « assurer la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’Etat, des puissances de l’argent et des influences étrangères ». L’indépendance à l’égard des puissances d’argent a tenu. Et voici pourquoi il n’y a pas de publicité, pourquoi les auditeurs reviennent toujours.
Mais, sous le ciel plombé de la crise, certaines fines oreilles disent percevoir le sifflement de la grande faux qui emporte les services publics. Radio France, menacé ? On ne sait pas. On ne sait pas grand-chose de la radio en général. Quatorze millions d’auditeurs par jour pour celle-ci, et aucune critique. Trop volatil, trop plébéien ? Historiens et chercheurs n’ont jamais accordé un grand intérêt à ce média, pourtant mêlé à la vie de milliards d’hommes dans le monde. (...)
dans l’ivresse de la Libération, le speaker se dit « dûment mandaté par le secrétaire général de l’information pour requérir messieurs les curés de faire sonner immédiatement les cloches à toute volée pour annoncer l’entrée des Alliés à Paris ».
Et les cloches de Paris se mettent à sonner. Au loin, d’abord, puis plus proches. Au micro, la voix inquiète et joyeuse ajoute : « Il faut rapprocher le micro de la fenêtre. »
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