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Guillaume Champeau
Réflexions sur Sleeping Giants
Directeur Ethique et Affaires Juridiques de Qwant, le moteur de recherche européen qui protège la vie privée, ancien journaliste
Article mis en ligne le 6 décembre 2019

J’ai conscience de marcher sur des oeufs en écrivant ce billet, et il est presque certain que j’en casserai quelques uns au passage et qu’il m’en sera jeté sur le front. Mais autant vous le dire tout de go, quelque chose me met véritablement mal à l’aise avec les méthodes du collectif Sleeping Giants qui mettent au pilori les annonceurs qui, via leurs achats publicitaires, financent des médias qu’ils estiment être « haineux », tels que Valeurs Actuelles ou CNews. Je comprends parfaitement la démarche et les sentiments que dégagent ces médias, pour lesquels je n’ai aucune sympathie ni de près ni de loin, bien au contraire. Je ne dis même pas que Sleeping Giants et ceux qui les soutiennent ont tort de faire ce qu’ils font et je ne les juge pas. Mais je veux essayer d’expliquer ce qui me gêne moi sur le fond.

Tout d’abord je dois rappeler avec quel « background » je parle, parce qu’il explique je crois beaucoup ce malaise que je ressens : je suis à la fois juriste de formation et de profession, et ancien journaliste qui a créé et dirigé un média indépendant pendant près de 15 ans.

Mon côté juriste tout d’abord fait que j’ai naturellement tendance à toujours m’en remettre au droit quand deux libertés ou intérêts légitimes s’opposent. Donc quand il y a d’un côté quelqu’un qui clame son droit à la liberté d’expression, et de l’autre quelqu’un qui dénonce un abus de cette liberté, mon réflexe premier est de me dire que ce doit être au législateur et à un tribunal de dire ce qu’il en est. Si la loi ne permet pas aux tribunaux de sanctionner ce qui devrait l’être, il faut changer la loi. Mais si les tribunaux ne sanctionnent pas, c’est peut-être aussi que le législateur dans sa présumée sagesse et sous le poids des conventions de protection des droits de l’homme a prévu dans la loi des garde-fous qui évitent justement que l’on condamne trop aisément l’exercice d’une liberté d’expression – qu’il faut toujours chercher à préserver le plus possible dans un état démocratique. (...)

Les lois ou projets de loi qui demandent aux plateformes Web de se faire juge à la place des juges me posent sensiblement le même problème philosophique. (...)

Pour autant, j’entends bien les arguments de ceux qui disent que ce n’est pas parce qu’un propos n’est pas illégal qu’il est moralement acceptable dans la société, et qu’il doit être soutenu financièrement par des annonceurs. Je comprends la logique de ceux qui disent que la morale doit compléter la loi et même, je leur donne raison dans la grande majorité des cas (c’est ce qui fait qu’on doit parler « éthique » dans les entreprises et pas seulement « légalité »). Cependant lorsqu’il s’agit de liberté d’expression, j’ai bien d’avantage d’hésitations.

Car pour le coup, c’est mon côté ancien journaliste et patron de média qui parle. Lorsque l’on demande à des annonceurs de ne pas aller annoncer sur tel ou tel média en raison d’une ligne éditoriale jugée contraire à une morale, on valide très explicitement l’idée que la régie publicitaire peut ou doit dicter aux rédactions ce qui est acceptable ou non au regard des attentes ou des appréhensions de ces annonceurs. En 15 ans ça ne m’est arrivé que deux fois qu’une régie me demande de renoncer à parler d’un sujet. J’ai préféré renoncer ceux deux fois là à la régie. Car si l’on tient à un idéal du journalisme libre, il est absolument indispensable de maintenir une cloison aussi étanche que possible entre les commerciaux et les journalistes. Ils doivent pouvoir écrire ce qu’ils veulent avec pour seule pression le respect de la légalité.

Pour autant, cette séparation dans les faits est très rare, trop rare, et toujours fragile. (...)

L’enfer, comme on dit, est pavé de bonnes intentions.