
Face à la grève qui vient contre le projet de réforme des retraites, les animateurs des grands médias sont sur le pied de guerre depuis trois mois. Rien de tel, pour discréditer par avance la mobilisation, que les vieilles recettes qui ont fait leurs preuves au cours des mouvements de grève des trente dernières années, sortes de marronniers pour temps de mobilisations sociales. Parmi elles, la défense des usagers victimes des grévistes est sans doute la plus récurrente. Et lorsqu’un élu de droite, en l’occurrence Bruno Retailleau, fait une « proposition choc » au JDD (réquisitionner les personnels grévistes), le moins que l’on puisse dire, c’est que cela fait mouche dans la rédaction de BFM-TV.
« Réquisitionner des personnels grévistes ». Une proposition qui ne pouvait pas manquer de séduire les éditorialistes les plus progressistes de BFM-TV, qui, deux jours plus tard, le 25 novembre, s’en servent comme « cadrage » de plusieurs programmes. (...)
Parmi ces derniers, « BFM Story », animé par Olivier Truchot en compagnie du gratin de l’éditocratie maison, dont, ce jour-là, Éric Brunet, mais également Anna Cabana, également rédactrice en chef du service politique… du JDD. Où la journaliste se félicite d’une mécanique médiatique fort bien huilée :
C’est une vraie habileté politique aujourd’hui à faire sortir cette question de la réquisition des grévistes. La preuve en est, regardez : on est en train d’en débattre ! Et depuis que [Bruno Retailleau] a jeté ce pavé dans la mare dans les colonnes de mon journal, le JDD, eh bien vous avez vu que chaque interlocuteur aujourd’hui qui se trouve devant un micro se voit demander : « Et alors qu’est-ce que vous pensez de la proposition de loi de Bruno Retailleau ? » […] On est à 10 jours de cette mobilisation du 5 décembre, donc on est purement et simplement dans une très grande et assez réussie opération de communication et de tactique politique.
(...)
Ainsi de grandes odes à la liberté de circulation vont-elles résonner sur le plateau de BFM-TV. En attendant, c’est Olivier Truchot qui donne la réplique à Éric Brunet, après s’être demandé « pourquoi, chez les cheminots, on ne peut pas imaginer [ne pas avoir le droit de faire grève] » au nom, selon lui, de « la liberté de circulation, [qui] est aussi un droit constitutionnel ? » Grand suspense avec Éric Brunet :
Quand on regarde cette situation gauloise, typique, caractéristique, on se dit quand même qu’on est un pays très singulier parce que la culture des blocages, la gréviculture, je rappelle quand même que la SNCF, depuis son année de création en 1947 n’a pas eu une seule année sans un grand mouvement de grève. […] Il est temps que nous respections un tout petit peu les clients ou les usagers des transports ! […] Mais enfin franchement, oui ! Les citoyens français ont le droit, la liberté de pouvoir se déplacer comme ils le souhaitent et de ne pas subir impunément ces blocages !
L’interrogatoire d’Éric Coquerel
Un peu plus tôt, au cours de l’émission « Non-Stop », François Gapihan et Karine de Ménonville cuisinaient déjà Éric Coquerel, député de la France insoumise, avec le même type de cadrage :
– François Gapihan : « En prévision du 5 décembre, dans dix jours, ne serait-ce pas normal de garantir un véritable service minimum pour les usagers ? »
– Éric Coquerel répond que le droit de grève, c’est le fait de pouvoir faire grève.
– François Gapihan (le coupant) : « C’est pas le droit de bloquer ! »
– Éric Coquerel dit qu’une grève gène toujours certains usagers.
– François Gapihan (parlant en même temps que lui) : « Mais la liberté de circulation est aussi un droit en France, donc effectivement il y a deux droits qui se télescopent dans ce cas-là. Le droit de grève et le droit de circulation pour les usagers des services publics notamment. »
– Éric Coquerel reprend sur le caractère constitutionnel du droit de grève.
– François Gapihan (le coupant à nouveau) : « Mais vous ne répondez pas à cette question ! »
– Éric Coquerel reprend ce qu’il a déjà dit sur le droit de grève, la gêne occasionnée, et la constitution. (...)
- Éric Coquerel fait observer qu’on lui pose trois fois la même question.
– Karine de Ménonville (le coupant) : « Ben pour avoir une réponse, en fait ! »
– Éric Coquerel répète qu’il défend le droit de grève. (...)
Nous on vous pose une question sur "qu’est-ce qu’on fait du droit de circuler quand il y a en parallèle le droit de grève qui est constitutionnel et personne ne le remet en cause ?" »
– Éric Coquerel lui répond que si, ils le remettent en cause.
– François Gapihan (le coupant puis parlant en même temps) : « Le droit de grève c’est pas le droit de bloquer la France, c’est un peu différent. Dans la majorité des secteurs on n’a pas la capacité de bloquer quand on se met grève, Éric Coquerel ! »
– Éric Coquerel a finalement une minute entière pour parler (bien que François Gapihan parle en même temps que lui au début de cette dernière séquence).
Le député de la France insoumise aura ainsi été coupé pratiquement à chacune de ses interventions, et plusieurs fois avec une obstination certaine, quand François Gapihan parlait en même temps et un peu plus fort que lui (Éric Coquerel était en duplex). Des interruptions qui ne visent pas à lui faire développer sa réponse, mais à lui en faire changer sous le prétexte qu’il n’aurait pas répondu. (...)
Comme nous l’avons déjà évoqué à plusieurs reprises, ce type d’interrogatoire médiatique donne davantage à entendre les idées de l’intervieweur que celles de l’interviewé – a fortiori en période de mobilisations sociales.
C’est ce que souligne avec humour Samuel Gontier quand Karine de Ménonville conclut l’entretien par ces mots : « Merci beaucoup, Éric Coquerel, de nous avoir donné votre avis sur BFMTV. » Et le journaliste de Télérama d’ajouter : « Pardon, il me semble que c’est l’inverse : merci beaucoup, BFMTV, de nous avoir donné votre avis sur Éric Coquerel – et sur la grève. »