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Régulariser les sans-papiers... dans le monde d’après
Article mis en ligne le 30 décembre 2020

L’épisode de la Covid-19 au printemps 2020 a fait surgir tribunes, prises de position et même éléments de langage (« premiers de corvée ») au moment où il apparaissait que nombre des salariés exemptés de confinement se trouvaient être aussi sans papiers. Et la crise sanitaire aura contribué aussi à mettre en évidence leur rôle dans nombre de secteurs qui ne pourraient pas fonctionner sans leur concours. Ce contexte si particulier sera-t-il l’occasion de repenser non seulement leurs conditions de travail mais surtout leur accès à des droits pleins et entiers ?

Alors que la situation des centaines de milliers de personnes sans papiers vivant en France avait complètement été mise sous le boisseau depuis au moins une dizaine d’années, se sont multipliés, dès l’arrivée en Europe de la pandémie de Covid-19, tribunes, lettres ouvertes, communiqués et pétitions réclamant leur régularisation.

Il est frappant de constater que si ces appels n’ont donné lieu à aucune annonce positive de la part des autorités, ils n’ont pas non plus suscité les foudres, ni même les classiques haussements d’épaules parmi les élu·es ou responsables politiques d’aucun bord. Comme si soudain la légitimité de cette revendication était devenue audible. Ou comme si, au moins, il était apparu à chacun·e difficile, en pleine crise sanitaire et au moment où une attention particulière se portait sur « les obscurs, les sans-grade », de contester sa pertinence…

À les reprendre dans leur chronologie, on observe que les divers textes publiés au cours du printemps 2020 sur le sujet n’ont pas tous la même tonalité, ne portent pas tous exactement la même revendication, et surtout ne s’inscrivent pas tous dans la même temporalité. Tous évoquent le contexte de crise sanitaire, mais tandis que certains en font l’argument pour une mesure provisoire – saluant des décisions prises par le Portugal le 28 mars –, d’autres s’appuient sur ce contexte pour dire qu’il met en évidence une situation de non-droit qu’il va falloir faire cesser à l’avenir, réclamant la délivrance de cartes de résident ou de titres de séjour pérennes pour l’ensemble des sans-papiers. (...)

les mesures promulguées par le gouvernement portugais ne relèvent pas d’un courage politique aussi extraordinaire qu’on a pu le lire dans la presse française ; seules les personnes qui avaient déjà pu déposer une demande de titre de séjour avant que soit décidé le confinement de la population, en mars, étaient censées bénéficier de cette régularisation, et ce jusqu’à un terme a priori fixé au 30 juin. Tant les migrant·es arrivé·es après le début du confinement que les étrangers et étrangères résidant au Portugal sans avoir introduit de demande de titre de séjour ont donc été exclu·es du dispositif. Ce qui a été cité alors comme « un exemple à suivre » n’était en fait qu’une mesure très provisoire, probablement essentiellement motivée par la difficulté de l’administration, dans le contexte de crise sanitaire, à instruire les dossiers en cours. Rien d’autre qu’une décision pragmatique, en somme. Il faut noter que la mesure prise par le Portugal a été reconduite à deux reprises, la deuxième fois jusqu’au 31 mars 2021, ce qui peut laisser espérer aux intéressé·es qu’à ce moment-là, leur ancienneté de séjour régulier leur permettra de se voir délivrer un titre de séjour plus pérenne, tandis qu’en France, le même pragmatisme a seulement conduit à proroger la validité des récépissés et titres de séjour déjà émis, sans ouvrir aucune garantie à un droit au séjour au-delà.

L’argument de préservation de la santé publique, et de nécessité de permettre à celles et ceux qui en seraient privé·es d’avoir un accès effectif aux soins, n’est cependant pas sans fondement. Il est clair que les personnes sans papiers sont, en France comme ailleurs, et en dehors même de la situation de crise sanitaire, des personnes susceptibles de renoncer ou de tarder à faire appel aux services de santé, parce qu’elles ignorent leur droit à être soignées, parce qu’elles n’ont droit qu’à une assurance maladie au rabais, l’aide médicale d’État, dont l’accès ne cesse d’être rendu plus difficile [4], ou encore parce qu’elles craignent, en sortant pour se faire soigner, d’être interpellées, et le cas échéant expulsées du territoire. Pour ces personnes plus que pour l’ensemble de la population, il y a donc bel et bien un risque sanitaire que la mise en œuvre générale d’une procédure simple de régularisation sans condition pallierait (...)

Entre gratitude et prise de conscience

Mais la question sanitaire n’est pas l’unique argument invoqué par les pétitionnaires et auteurs de textes sur la nécessité de régulariser aujourd’hui les sans-papiers ; la plupart se sont appuyés sur le rôle que celles et ceux-ci jouent dans la vie économique du pays. On trouve recensés, dans ces appels, les métiers qui sont principalement les leurs, activités dont le caractère indispensable a été mis en évidence par le contexte de pandémie et le régime de confinement : la manutention, la préparation de commandes, la livraison, le nettoyage, le ramassage et le tri des déchets, la production agricole, l’aide ménagère, la garde d’enfants, l’accompagnement des personnes âgées ou handicapées… Certains se sont emparés du lexique du président de la République, du « Nous sommes en guerre » aux soldats « de première ligne », ou ont repris son hommage du 13 avril à celles et ceux « que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ». Les sans-papiers ont ainsi bénéficié de l’attention soudaine que l’ensemble de la société a semblé porter à celles et ceux qui exercent de « petits métiers » dont, d’ordinaire, on ne parle pas.

Plusieurs ont noté aussi que, dans l’« après », le besoin de cette main-d’œuvre se fera encore sentir, voire davantage qu’auparavant, dans un pays qui aura « besoin [d’elle] pour les secteurs sous tension dans une économie de reconstruction [6] ».

Pour quelques-un·es, enfin, l’épisode de la pandémie est l’occasion de rebattre les cartes. La prise de conscience de la part des sans-papiers dans la vie économique du pays doit servir à opter pour un renouveau politique qui ferait cesser l’injustice dans laquelle ces hommes et ces femmes sont placé·es, vivant en France, y ayant construit leur vie, contribuant à sa richesse, mais maintenu·es dans un statut administratif qui, laissant peser sur elles et eux à tout moment la menace de l’expulsion, les prive de la plupart des droits civiques et sociaux, et les rend particulièrement vulnérables à l’exploitation, aux abus de toute sorte. Ceux-là ont voulu dépasser l’argument utilitariste [7], et ont prôné la régularisation des sans-papiers en invoquant les conditions de vie inhumaines qui sont les leurs, l’exigence de dignité et d’accès aux droits fondamentaux. (...)

tandis que nombre d’entre elles et eux ont été licencié·es du jour au lendemain, le plus souvent sans aucun respect des procédures légales de licenciement, ou simplement empêché·es de travailler, tel·les les intérimaires, d’autres sont surexploité·es et doivent affronter des contrôles policiers sur le respect des règles de confinement dont on sait qu’ils sont beaucoup plus importants dans les quartiers populaires où résident la plupart des sans-papiers, avec l’angoisse d’être interpellé·es et placé·es en rétention.

Pour les sans-papiers, pas de possibilité d’exercer son droit de retrait, pas de chômage partiel, pas de revenu de remplacement, pas ou peu de capacité à faire valoir des droits à une protection dans le travail (respect des distances interpersonnelles, tenues, matériels, produits, etc.). La pandémie, comme cela a été cent fois remarqué, exacerbe les injustices, les abus, la violence de rapports de domination et d’exploitation qui existaient avant l’apparition du virus.
Une occasion en or de repenser le travail

L’épisode Covid-19 mettant en lumière comme jamais des dysfonctionnements, des aberrations du système socio-économique et des inégalités criantes, des voix se sont élevées au printemps 2020 pour dire qu’il faudra demain songer à redonner des moyens à des pans entiers de l’activité du pays, à revaloriser des salaires indécents dans certains secteurs et certaines professions, à relocaliser certaines activités industrielles, à réorganiser des circuits de production et de distribution… Comment ne pas voir dans ce contexte si particulier, en effet, une occasion en or de repenser le travail, d’une manière générale, et donc également et en particulier celui des personnes étrangères ? (...)

nombre de secteurs d’activité, en France comme dans tous les pays industriellement développés, ne pourraient fonctionner sans le concours des 250 000, 300 000, ou 500 000 personnes [10] dépourvues d’autorisation de travail et de droit au séjour.

Dans la procédure de régularisation, au cas par cas, de personnes sans papier, dite « admission exceptionnelle au séjour », les employeurs peuvent faire valoir qu’ils emploient de fait telle personne et exposer les difficultés qu’ils ont eues à recruter à ce poste. En fait, cette procédure met dans la main des patrons l’accès au droit au séjour pour les travailleurs sans papiers, générant ainsi une relation d’allégeance très contraire à l’esprit du code du travail : comment contester une consigne, revendiquer le respect des règles, lorsque son droit à continuer de résider dans un pays dépend du bon vouloir de son employeur ? (...)

Quel sens cela a-t-il, au fond, de traiter différemment un·e nouvel·le arrivant·e sur le sol national du fait de la naissance ou du fait de l’exil ? Pourquoi l’intérêt économique ou les compétences d’une personne étrangère devraient être ce qui justifie qu’elle fasse partie ou non de la nation, tandis qu’à celles et ceux qui sont simplement né·es avec la bonne nationalité rien de tel n’est exigé, et l’intérêt de les accueillir est présumé ? En quoi est-il juste que la mesure de l’utilité économique soit ce qui fonde le droit des un·es à vivre en France, tandis que les autres, du seul fait qu’ils ou elles sont né·es ici, n’auront pas à justifier de leur contribution à la richesse nationale, ou pourront se livrer à des activités non reconnues comme rentables ?

L’épisode Covid-19 aura révélé, et c’est peut-être le plus important, la dépendance de chacun et chacune vis-à-vis de tous et toutes, le fait qu’une société est bâtie sur une distribution des rôles dans laquelle chacun est indispensable à tous les autres. Rôle économique, mais aussi social, artistique, intellectuel, affectif, spirituel… Chacun·e est un risque pour les autres, chacun·e est une chance pour tous les autres, chacun·e une charge et chacun·e un atout. Au-delà des différences entre Français et étrangers, les inégalités de revenus, de droits, de chances, cependant, construisent une fiction selon laquelle les un·es auraient plus de valeur que les autres. (...)