
Depuis que Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont publié un petit livre intitulé Comment tout peut s’effondrer (2015), le sujet est à la mode [1] . Les auteurs sont régulièrement invités dans les médias pour évoquer la « collapsologie », concept qu’ils ont forgé pour étiqueter cette « science » de la mort des civilisations. Leur postulat de départ n’a rien de farfelu : nous serions au bord d’une grave crise aux motifs complexes et il conviendrait d’ores et déjà de s’y préparer. D’où le titre de leur dernier ouvrage : Une autre fin du monde est possible [2]
Problème : si la probabilité d’un effondrement général crève les yeux, les ouvrages de ses thuriféraires manquent singulièrement de mordant, versant même dans des passages new age un peu trop lénifiants. On n’y trouve aucune critique réelle du capitalisme ou de l’explosion des inégalités sociales à l’échelle de la planète. Un manque comblé par l’essayiste Renaud Duterme, qui a publié un ouvrage mettant en avant l’aspect politique de la question : De quoi l’effondrement est-il le nom ? [3] Un livre qui rappelle que la fin du monde aussi est affaire de lutte des classes. Entretien. (...)
Vous dites que notre imaginaire de l’effondrement est fantaisiste. Et que nous y accolons une vision à la fois romantique et centrée sur le quotidien des classes moyennes occidentales...
« Disons que les premières images qui nous viennent en tête quand on parle d’effondrement sont pour beaucoup celles popularisées par la littérature et le cinéma post-apocalyptiques : des environnements ravagés, des villes désertes dans lesquelles la nature a repris ses droits, ou encore des scènes de désordre généralisé, voire de guerre civile. Or, ces images sont déjà une réalité dans bien des endroits du monde. Non seulement dans des pays dits du tiers-monde (pensons aux nombreux bidonvilles qui jouxtent les mégapoles ou aux pays en proie à des conflits meurtriers tels que le Yémen ou la Syrie), mais aussi en Occident.
Si l’on regarde l’envers des vitrines du capitalisme mondialisé, on peut y voir dans maints endroits – des zones désindustrialisées aux camps de réfugiés en passant par les quartiers pauvres au sein des métropoles – des populations qui (sur)vivent dans des conditions très précaires, lesquelles renvoient précisément à l’imaginaire que l’on peut se faire d’une société effondrée (absence de services publics, manque de revenus, insécurité, malnutrition, pénuries en tout genre, etc.).
Par conséquent, quand on regarde au-delà de la fameuse classe moyenne (si tant est que ce concept signifie encore quelque chose), on en vient à considérer l’effondrement davantage comme un processus déjà en marche plutôt que comme un événement susceptible de nous plonger du jour au lendemain dans un monde à la Walking Dead, zombies exceptés. » (...)
Au regard des facteurs objectifs qui nous conduisent au désastre, il est en effet clair que la logique capitaliste, l’accaparement des richesses et l’explosion des inégalités sont les causes fondamentales de l’impasse dans laquelle nous sommes. Il est d’autant plus important de le souligner que les catastrophes à venir vont encore davantage creuser le fossé entre une infime minorité et le reste de la société, tout en permettant au grand capital et aux classes dominantes d’accentuer leur emprise sur l’ensemble de la société. Naomi Klein a parfaitement analysé ce qu’elle nomme très justement le “capitalisme du désastre”. » (...)
« Si le capitalisme est empêtré dans ses contradictions, il ne risque pas de s’effondrer de lui-même. Au contraire : on voit que le désarroi et l’insécurité économique et sociale favorisent la mainmise du capital sur l’ensemble de la société. La Grèce illustre bien cette tendance. On a vu comment une crise économique est utilisée par les classes dominantes pour justifier des politiques antisociales drastiques. C’est somme toute ce qu’il s’est passé dans les nombreux pays du Sud qui ont vu intervenir le FMI dans leurs affaires intérieures.
Par ailleurs, le sentiment d’insécurité (réel ou fantasmé) qui accompagne nécessairement les catastrophes, qu’elles soient naturelles ou sociales, fournit de nouvelles niches pour des capitaux à la recherche de rentabilité. Le contrôle des frontières, les dispositifs de surveillance et le gigantesque marché de la sécurité laissent ainsi entrevoir ce que Mathieu Rigouste nomme un keynésianisme sécuritaire, qui a probablement de beaux jours devant lui. » (...)
« Je ne suis pas un fétichiste du mot “effondrement”. Mais je le mobilise parce que j’estime qu’il correspond bien à ce qui est en train de se passer, à savoir une conjonction d’impasses sur les plans économiques, écologiques et sociaux, laissant entrevoir un basculement dans “autre chose”. Ce que cette autre chose sera, j’estime que ça n’est ni à moi ni à personne de le proposer. Il découlera plutôt des luttes, des mobilisations et surtout de l’émergence d’une conscience de classes qui guidera ces combats. Car le fil rouge de toutes ces impasses, c’est bien l’explosion des inégalités, qui sont à la fois la cause et la conséquence de cet “effondrement”. Sans une redistribution radicale des richesses et une remise en cause du modèle productiviste, je pense que toute issue “positive” est vouée à être soit récupérée, soit marginalisée. »