
ENQUÊTE // Depuis une petite décennie, les enseignants français démissionnent de plus en plus, et de plus en plus jeunes. L’augmentation est lente, mais constante. Comment expliquer ces départs hâtifs, parfois avant même leur titularisation ?
A la toute fin de l’été 2018, Maxence*, 31 ans, prof d’allemand depuis quatre ans en Alsace, rédige sa lettre de démission, puis l’envoie en recommandé. Il ne se « sent plus capable ». Résolument décidé, il prévient en parallèle le directeur de son collège. Ce dernier lui promet de plaider sa cause directement auprès du rectorat pour lui écourter sa détresse. Le jour de la rentrée, le trentenaire fait bonne figure devant ses classes. Tant bien que mal.
L’année précédente, sa première en tant que titulaire, a été « beaucoup trop dure ». L’établissement n’est pourtant pas étiqueté REP ou REP + mais « beaucoup d’élèves sont placés dans des foyers ou des familles d’accueil ». Son sentiment d’impuissance face à eux était profond et son état de santé s’était fortement dégradé. « J’avais l’impression d’être pieds et poings liés à une grosse machine, pour laquelle je n’étais qu’un numéro de dossier. » (...)
Un mois après l’envoi de sa démission, délivrance, il reçoit un courrier d’acceptation. Trente jours c’était le « préavis » qu’il s’était fixé - unilatéralement. Si la lettre n’était pas arrivée à temps ou que la réponse n’avait pas été positive, « j’aurais fait un abandon de poste », assène-t-il.
« Si j’avais pu, j’aurais fait comme toi » (...)
Ces profs en perdition sont le résultat de la précarisation du métier. « Depuis les années 1990, les réformes successives élargissent le périmètre de la mission des profs, incluant de l’administratif et de la bureautique, tout en diminuant leurs moyens, explique la spécialiste. Autrement dit on demande toujours plus avec moins. Or, quand les objectifs sont inatteignables, les souffrances sont immenses et la désillusion brutale, surtout pour des métiers à vocation comme l’enseignement. » (...)
Un sur deux près du burn-out
D’autres ne baissent pas les bras et s’accrochent pendant le master 2, jonglant entre cours et stages sur fond de mémoire. Nombreux sont ceux qui arrivent en poste, lessivés. Les premières années sont ensuite éreintantes : les informations d’affectation et d’emploi du temps sont toujours tardives, la défiance des parents est palpable, le matériel manque et la loi du plus expérimenté règne. « Il y a un réel décalage entre ce que la société attend des profs et les moyens mis à leur disposition pour y arriver », diagnostique Iannis Roder, directeur de l’observatoire pour l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès et auteur du livre Prof, mission impossible ? (2021). (...)
Résultat, si 83 % des profs déclarent exercer leur métier « avec plaisir », presque un prof sur deux (46 %) dit avoir déjà été en situation de burn-out au cours de sa carrière, selon un sondage Ipsos publié en février dernier. Et pour Céline*, 32 ans, prof d’histoire-géo en poste dans le Sud, ce sont les « à-côtés » chronophages qui font vaciller la flamme. Elle évoque pêle-mêle « la multiplication des réunions », « la paperasse toujours plus conséquente » ou encore « les économies de bout de chandelles ». Sa consoeur, Solange abonde : « Pour imprimer les cours, il faut arriver la première en salle des profs, car l’imprimante est prise d’assaut. Donc j’arrivais à 7 heures à l’école ! » (...)
Déconnexion et « profs bashing »
Un constat observé par Sylvain Broccolichi, professeur de sociologie et auteur d’une étude sur « le (dés) engagement des maîtres d’école » (2019) : « Les raisons principales de démissions peuvent être surtout liées à une trop grande déception vis-à-vis de leur idéal initial du métier, ou au sentiment d’être maltraités par une institution qui les confronte à de trop grandes difficultés sans apporter le soutien nécessaire, leur demande beaucoup de travail en les payant mal ou même à l’envie de ne pas finir désabusés. » (...)
A cela, s’ajoute le manque de reconnaissance. Or, le fait d’être reconnu pour son travail se mesure généralement par le salaire, lequel est estimé en moyenne à 2.083 euros bruts pour les instituteurs et 3.192 euros bruts pour les professeurs. (...)
« Qu’ils restent à tout prix »
Mais les manques de budget n’expliquent pas tout. Les lacunes de la formation initiale sont également au coeur des critiques. En 2018, seuls 25 % des profs français se sentent bien ou très bien préparés pour « le suivi de l’apprentissage et de la progression des élèves » contre 56 % de leurs homologues anglais, 60 % des Suédois et 52 % des Espagnols, d’après une note du ministère parue en juin 2019. L’écart devient vertigineux quand on filtre sur le seul critère de la préparation aux « pratiques employées en classe ». (...)
« L’Education nationale comme les syndicats ne pensent qu’à retenir les profs qui veulent partir, et ce à tout prix », analyse Rémi Boyer qui a été prof pendant quinze ans, puis détaché pendant dix-sept ans, avant de « retrouver le plaisir d’être prof » il y a deux ans. Il plaide pour la fluidité des carrières, le panachage d’un prof sur deux embauché en tant que contractuel (hors concours) et l’aide à la reconversion pour les profs qui approchent la retraite. « La nouvelle génération est slasheuse , zappeuse. Ils raisonnent selon le principe du ‘j’essaie on verra si ça ne me plaît pas je pars. C’est pareil pour les jeunes profs. Le temps de l’enseignement pour la vie, c’est fini », considère-t-il.
Les profs sont eux les premiers à l’avoir compris. (...)
"La tendance est encore plus marquée chez les profs stagiaires (lauréats du concours mais pas titularisés) passant de 144 en 2008-2009 à 703 neuf ans plus tard. Depuis, aucune mise à jour de ces chiffres n'a été publiée."
— Économistes Atterrés (@atterres) September 4, 2021