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Le Monde Diplomatique
Résistance dans la vallée
Liaison Lyon-Turin, grand projet inutile par excellence
Article mis en ligne le 5 octobre 2015

Tué par une grenade de la gendarmerie près de Sivens, le militant écologiste Rémi Fraisse s’opposait à un barrage emblématique d’une dérive productiviste. L’entêtement à défendre un modèle d’aménagement suranné se heurte à des mobilisations de plus en plus fortes, comme dans le val de Suse, en lutte contre le projet de liaison ferroviaire entre Lyon et Turin.

A certains détails, le malaise s’accroît encore : un sigle de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur des véhicules, qui signale la présence de troupes rapatriées d’un de ces théâtres d’opérations où l’Occident se confronte avec le reste du monde, ou bien cette enceinte qu’on sait bâtie par une entreprise aux mains de la Mafia calabraise (1), avec ses rubans d’acier tranchant et ses blocs de béton qui rappellent les contrées en guerre civile. Il faut approcher à pied le chantier de Chiomonte pour comprendre l’agression subie par le val de Suse, en Italie, et la résistance que lui oppose la population depuis plus de vingt ans.

Au début des années 1990, dans les bureaux de la Commission européenne, est conçue une liaison ferroviaire de Lyon à la frontière ukrainienne en passant par Trieste et Budapest. D’abandons en prolongation d’études à échéances aussi douteuses que lointaines, il ne reste plus de ce grandiose projet que le Lyon-Turin, qui comporte le percement d’un tunnel de cinquante-sept kilomètres entre cette vallée située à l’ouest de Turin et la vallée de la Maurienne. Très vite, le 15 décembre 1991, naît dans le val de Suse un comité d’une soixantaine de personnes, techniciens, ouvriers, maires, administrateurs régionaux, etc. Des médecins jouent un rôle décisif en attirant l’attention sur les nuisances sonores. Dans les nombreux meetings qui suivent, on fait écouter la rumeur du treno ad alta velocita (TAV, train à grande vitesse). L’apparition en lettres géantes du slogan « No TAV » sur les montagnes donne sa signature au mouvement.

Bien d’autres arguments ont été développés par la suite : l’inutilité économique du projet, sa nocivité écologique (présence d’uranium et d’amiante dans les couches qui devraient être percées), le saccage du territoire, la destruction des ressources hydriques... Mais l’accent mis à l’origine sur le bruit révèle une dimension particulière des lieux. La vallée principale est d’une étroitesse qui rend d’autant plus violent l’impact du projet sur un environnement déjà saturé d’infrastructures (autoroute, lignes à haute tension, voie ferrée). La géographie n’est pas non plus étrangère à l’homogénéité de ce qui reste une communauté montagnarde. De l’autre côté de la frontière, l’industrie et le tourisme ont depuis longtemps dissous les liens traditionnels, d’où le contraste entre l’impressionnante ampleur du mouvement anti-TAV italien et la discrétion de son homologue français.

Coût global, 26 milliards d’euros (...)

Les concepteurs du projet s’appuyaient il y a trente ans sur des prévisions de triplement du fret : en réalité, il est aujourd’hui inférieur à ce qu’il était en 1988. (...)

Si, aujourd’hui, il y a quelques chances que soit finalement abandonné ce qui est devenu le prototype des grands travaux inutiles, on le doit à la résistance exceptionnelle d’une petite population montagnarde. Pourtant, les débuts furent difficiles. Après une première grande manifestation en mars 1996, au mois d’août commence une série d’attentats contre des engins et du matériel ferroviaire. La presse se déchaîne alors contre l’« écoterrorisme du val de Suse ». Le 5 mars 1998, la police arrête les membres d’une fantomatique organisation constituée autour du couple que forment Maria Soledad et Edoardo Massari. L’un et l’autre se suicident. Toutes les accusations portées contre eux s’écrouleront par la suite. A l’heure actuelle, on ne sait toujours pas qui était à l’origine de ces attentats. Beaucoup y voient une ultime réitération de la « stratégie de la tension » italienne, comme dans les années 1970 et 1980, lorsque l’extrême droite côtoyait les services secrets. La lutte No TAV mettra longtemps à s’en remettre.

Néanmoins, de concerts en blocages des premiers travaux de sondage, d’interventions en assemblées, un mouvement de masse se construit : vingt mille personnes défilent dans la vallée en avril 2003. En 2005, trente-sept conseils municipaux déclarent leur opposition au projet. Des installations permanentes d’opposants, les presidi, apparaissent. En novembre de la même année, l’évacuation par la force de l’un d’eux entraîne sa réoccupation massive par des milliers de manifestants. La saga de la lutte est lancée.

Elle connaît d’innombrables épisodes (...)

la solidarité a enflé au rythme des offensives répressives. (...)

très vite, les camps se sont bien délimités. D’un côté, les partis de gouvernement : de la droite, avec ses télévisions, à la post-gauche néolibérale du PD, avec ses journaux et intellectuels qui ont désormais pour unique pensée politique le mantra de la « légalité ». De l’autre, les collectifs formés contre des aménagements imposés — pont sur le détroit de Messine ou bateaux de croisière qui détruisent la lagune vénitienne —, auxquels viennent s’ajouter les étudiants et les précaires refusant la énième réforme néolibérale, les ouvriers métallurgistes luttant contre la destruction du droit du travail, les mal-logés occupant des maisons vides, sans oublier la solidarité internationale avec Notre-Dame-des-Landes ou les antinucléaires.
Une puissance collective concrète

Contre l’abstraction des lieux de pouvoir, des bureaux romains ou bruxellois jusqu’aux hauteurs dématérialisées de la finance mondiale, les manifestants italiens et européens ont afflué. Ils trouvent dans la vallée de Suse ce qu’ils ont besoin de construire pour eux-mêmes : une puissance collective concrète, ancrée dans la réalité d’un territoire, sans tomber dans un nationalisme de clocher ou une défense d’intérêts strictement locaux (9). La critique de la « croissance illimitée dans un monde limité » est sous-jacente dans chacune des expressions du mouvement. (...)

No TAV a déjà remporté une victoire : la formation d’un sujet collectif opposé au monde tel qu’il va.

Dans cette vallée prend corps une réalité qui a échappé, des deux côtés de la frontière, à un personnel politique n’ayant plus l’ombre d’une vision politique, même sociale-démocrate, et qui n’en finit pas de s’effondrer intellectuellement, humainement et électoralement. Cette réalité charnelle en constante évolution représente ce dont les politiciens ont perdu jusqu’au souvenir : un peuple.