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Retour offensif à la terre
Article mis en ligne le 8 décembre 2018
dernière modification le 6 décembre 2018

Dans Être forêts – Habiter des territoires en lutte (Zones, 2017), Jean-Baptiste Vidalou livre une vision revigorante de toutes ces luttes qui ont la « détermination de sortir du monde mortifère de l’économie ». Pour tenter d’habiter cette Terre meurtrie, pour l’habiter vraiment, avec ses tripes et sa sensibilité. Entretien.

Face à la gestion globale et technologique des espaces et des hommes, comment continuer à habiter un monde de plus en plus inhospitalier pour l’immense majorité des êtres humains ?

« À l’évidence, ce monde connaît un tournant historique. Nous allons vers un réchauffement de trois à quatre degrés par rapport à 1880, et cela d’ici la fin du XXIe siècle. Un chaos climatique s’annonce. Et si rien n’est fait, il pourrait rendre inhabitables de grandes parties de cette planète – à l’orée 2300, c’est carrément un réchauffement de 8 à 13 degrés qui est envisagé… Dans ce contexte, les négociations pour le climat que mène la petite caste des gouvernants, à l’abri dans des bureaux climatisés, paraît bien risible.

Alors oui, la situation est catastrophique, non seulement au vu des conséquences très réelles et physiques de ce “crime” climatique, mais aussi en regard de l’hégémonie de ces gouvernants qui prétendent apporter les solutions aux problèmes qu’ils ont eux-mêmes initiés. Il est aussi de plus en plus clair que ce n’est pas la prétendue “transition énergétique” qui apportera le salut de l’humanité, puisque celle-ci consiste en réalité en une addition des énergies fossiles, nucléaires et renouvelables. (...)

La fable de l’économie verte est ainsi en train de tomber. Seulement voilà, malgré l’urgence de la situation, nous allons perdre 50 ans en nous lançant dans cette nouvelle religion verte de l’hyper-industriel. Un demi-siècle d’extractivisme fou, jusqu’à l’épuisement de ces nouvelles mines… Non décidément, la solution ne viendra pas de ces géo-ingénieurs et autres intendants de la planète. (...)

Si nous devons prendre à bras-le-corps les problèmes de notre temps, ce sera sans eux. Comme le montrent bien les camarades de l’Amassada à travers leur lutte contre le méga-transformateur RTE et les méga-centrales éoliennes du Sud-Aveyron. Ce n’est pas à une politique de gestion technocratique, de management écologique, quel qu’il soit, ou de gouvernance climatique qu’il faut en appeler, mais bien à un radical retour sur Terre. En finir avec cette vue surplombante sur les êtres, qui les réduit à des lignes d’algorithmes et à des plans comptables, serait déjà un bon début.

Il s’agit donc d’habiter ce monde, au plein sens du terme. C’est-à-dire partir de là où on vit, de là où on lutte, partir de nos situations singulières, élaborer des liens entre les êtres qui sont là, humains et non-humains, commencer à regarder les sols non comme une matière première mais comme une architecture vivante, comprendre une forêt non comme un stock sur pied mais comme une communauté de vie. Tout est à réapprendre à ce niveau sensible des connaissances. Cela s’annonce passionnant. Et augure de bien des alliances inédites. L’objectif est d’en finir avec la posture universelle d’un Homme maître et possesseur de la nature. Nous en avons assez soupé de cette pathologie toute occidentale. » (...)

Si l’émancipation a un sens politique aujourd’hui, c’est dans la mesure où elle réussit à élaborer des attachements sensibles. À défendre les territoires qu’elle se sera donnés. À se rencontrer, organiser des fêtes mémorables, penser les techniques : agro-écologie, débardage animal, forêt jardinée, auto-construction, etc… mais les pieds sur Terre, comme le suggère le film éponyme de Batiste Combret sur Notre-Dame-des-Landes. » (...)

s on connaît l’avenir des oasis qui ne combattent pas le désert : elles se font ensevelir à leur tour. La plupart des “néoruraux” qui voulaient fuir la politique, soit par sincérité éthique, soit par dégoût des querelles de chapelles, se sont ainsi vus rattrapés par le politique. Les infrastructures ou les dispositifs administratifs s’étendent maintenant partout, jusque dans les lieux les plus reculés. Qu’on pense seulement aux parcs naturels, aux zones de l’éolien industriel, à la pollution de l’air, ou tout simplement au changement climatique qui ne connaît pas les frontières géographiques. On ne peut fuir longtemps ce monde sans devoir un jour ou l’autre s’y battre pour quelque chose qui nous tient aux tripes.

Aussi, beaucoup d’initiatives d’installation, de retour à la terre dans les années 1970 ont été neutralisées par leur intégration dans les circuits de l’économie locale, à travers les labels et le tourisme. L’exemple des Cévennes est ici parlant : le mode de vie qui se voulait un exemple concret d’alternative au capitalisme s’est fait imperceptiblement phagocyter par ce même capitalisme. Pensons à la transformation des paysans en agents d’entretien du paysage ou simplement en figurants pittoresques pour les touristes d’un été.

Les luttes du présent, qui naissent ici ou là sur les restes de cette campagne productiviste ou muséale, partent, elles, d’un tout autre point de vue. Elles s’appuient sur le constat que les oasis n’existent plus, ou alors en tant que mensonges. Que partout le “dedans” du système a lancé ses tentacules à l’assaut du monde. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de “dehors”, mais que ce “dehors” se manifeste par autant de brèches éclatant les murs et les écrans de ce système. Ce qui signifie que les luttes pour la vie, une vie digne d’être vécue, peuvent naître partout, et n’importe quand, à l’occasion par exemple du blocage d’un chantier d’aménagement, d’une émeute, d’une place occupée, de tout événement qui vient briser le cours normal de l’économie-monde. L’exigence que ces luttes vitales ne doivent pas trahir, c’est de ne pas s’enfermer à nouveau dans l’entre-soi. (...)

je crois que face aux gouvernants qui semblent si “dé-terrestrés” dans leur vision managériale et hégémonique de la planète, nous devons partir de notre situation commune d’habitants. Non pas de “résidents”, mais bien d’habitants. C’est-à-dire de cette manière, toujours située et singulière, de se lier aux lieux qui eux aussi nous habitent. J’ai pris dans Être forêts l’exemple de ces espaces de refuge et de vie que sont les forêts, mais cela vaut ailleurs. Partout où des liens naissent entre des êtres qui s’organisent pour briser le continuum mortifère de l’économie.

Cela se passe partout, et ne fera que croître. Car c’est la seule voie désirable pour sortir du ravage que nous héritons de trois siècles d’usinage des corps et des esprits. Cela ne pouvait plus durer sans que ces corps, justement, écoutent enfin la rage enfouie dans leurs muscles. Mais ce mouvement ne sera puissant, je crois, que s’il arrive à créer des alliances. Pas seulement des “alliances sylvestres”, mais entre tous les refuzniks à ce système, tous les subalternes du management global. Pour que s’annonce un marronnage massif et diffus... »