
Le philosophe Matthew B. Crawford envisage les compétences pratiques comme des remèdes à la crise contemporaine de l’attention, qu’il attribue à un oubli du « réel » au profit des « représentations ».
Le philosophe et réparateur de motos américain Matthew B. Crawford s’est fait connaître grâce au succès rencontré par son Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail (2010). Dans ce livre et à partir de son expérience personnelle, Crawford réhabilitait le travail manuel, soulignant notamment sa dimension intellectuelle trop souvent négligée. Avec Contact (2016), qui paraît cette année au format poche, il prolonge sa réflexion en s’intéressant cette fois à la question de l’attention.
L’attention : un bien commun en danger
Les nouvelles technologies sont le plus souvent considérées comme le principal facteur de la « crise de l’attention » que nous traversons. Si Crawford leur reconnaît un rôle majeur dans l’amplification de cette crise, il considère cependant qu’elle plonge ses racines profondes ailleurs, dans une conception de l’homme qui a vu le jour avec les Lumières. Depuis, « notre rapport au réel est censé obéir avant tout à des représentations mentales. La vie devient une imitation de la théorie : nous menons une existence fortement médiatisée où il ne fait pas de doute que ce rapport passe de plus en plus par des représentations préfabriquées à notre intention. L’expérience humaine est devenue un artefact sophistiqué et, de ce fait, éminemment manipulable. »
Crawford propose de renouveler notre approche de la cognition, prenant pour cela appui sur des courants alternatifs de la philosophie et sur des exemples tirés de son observation. Surtout, il estime que les « domaines de compétence pratique fonctionnent comme des points d’ancrage de notre rapport au réel – des points de triangulation avec les objets et nos semblables, qui ont leur propre réalité. Le résultat plus surprenant de cette enquête […], c’est qu’une "individualité" est susceptible d’émerger d’une telle triangulation. Un véritable exploit dans une société de masse qui parle le langage de l’individualisme tout en le vidant de sa substance. »
Le capitalisme est en effet parti à l’assaut de notre attention, aidé par le numérique, mais la bataille ne se limite pas à ce seul domaine. L’attention, ou plutôt sa préservation face à sa captation et sa stimulation, est un problème à la fois individuel et collectif (...)
Matthew B. Crawford vise à proposer en conséquence une « éthique de l’attention » et ne se contente pas de s’inscrire dans le chorus de dénonciation de notre époque et du numérique. Il invite ainsi à considérer l’attention comme un bien commun alors que la « présence de plus en plus dense des technologies attentionnelles dans l’espace public exploite nos réactions d’orientation d’une manière qui fait obstacle à toute sociabilité, nous éloigne les uns des autres et nous oriente vers une réalité préfabriquée, dont le contenu est télécommandé par des intérêts privés motivés par l’appât du gain. » Le silence garanti dans les salons pour les grands voyageurs apporte en creux la preuve de la privatisation de l’attention et de la capacité des plus riches à la préserver, en l’achetant. Or, ce sont bien souvent ces mêmes personnes fortunées qui cherchent à capter l’attention du plus grand nombre à leur profit. L’attention est donc aussi une affaire politique. (...)
Le manque d’attention contribuerait aussi à l’uniformisation du monde puisque nous deviendrions peu à peu incapables de prêter attention à sa diversité. Par ailleurs, notre conception de la liberté reste encore largement fondée sur l’idée que nous avons le choix de satisfaire nos préférences. (...)
Le philosophe estime que l’exercice de compétences pratiques nous amène à nous confronter à la réalité : « Mon hypothèse, c’est que notre faculté d’agir n’émerge pas dans un contexte de simples choix librement formulés (comme dans la consommation marchande), mais plutôt, paradoxalement, lorsque nous devons obéir à des réalités objectives qui ont leurs propres manières d’être intraitables ». Les choses, et les contraintes qu’elles imposent, nous aident à structurer notre attention, à rebours de l’appel à l’autonomie affichée par nos sociétés et de la libération de certaines contingences matérielles.
Dans son raisonnement, Crawford propose de mettre l’accent sur « trois dimensions de cet "être situé" : notre existence corporelle, notre nature profondément sociale et le fait que nous vivons à un moment historique spécifique. » (...)
Notre monde a bien changé depuis l’époque des Lumières pour Crawford ; il faut désormais retrouver le réel.
Au fil de son essai, il dénonce ainsi le narcissisme et l’autisme entretenus par le capitalisme et invite, outre à retrouver la réalité, à revenir vers les autres, à certaines traditions – qu’il qualifie de « gabarits culturels ». Ses exemples pratiques sont puisés dans les domaines de la cuisine, des joueurs de hockey, de la course automobile et de la facture d’orgues. Il souligne également qu’en renforçant notre capacité d’attention, nous découvrons aussi des sources d’émerveillement. (...)