
Le président Barack Obama a récemment fait de la réduction des inégalités l’objectif principal de son second mandat. Il devra pour cela augmenter le salaire minimum, dont la stagnation depuis plus de sept ans a conduit les employés de la restauration rapide à lancer un mouvement de grève dans plus de cent villes des Etats-Unis.
(...) Jeudi 16 avril 2015. Des milliers d’Américains ont manifesté le 15 avril dans deux cent trente villes des Etats-Unis pour réclamer une revalorisation du salaire minimum, notamment les employés des fast-food, en lutte depuis plus de deux ans maintenant, comme le racontait Thomas Frank dans le numéro de février 2014. (...)
Dans son livre Fast Food Nation (1), le journaliste Eric Schlosser décrit une course maniaque à la standardisation. Les aliments arrivent congelés au restaurant avant d’être cuisinés par des machines infaillibles dont l’utilisation ne requiert aucune qualification particulière. « Des emplois délibérément “déqualifiés” peuvent être pourvus par une main-d’œuvre à bas coût, écrit le journaliste. La dépendance à l’égard du travailleur ou de la travailleuse est grandement atténuée par la facilité avec laquelle il ou elle peut être remplacé. »
A cet égard, l’appellation de « restaurant » se révèle inappropriée : les industriels eux-mêmes lui préfèrent le terme de « système alimentaire ». Il va sans dire que dans un tel système les syndicats ne sont pas les bienvenus (...)
D’une manière générale, les Américains adorent les entrepreneurs qui standardisent leur nourriture. Leur imaginaire collectif est imprégné de la célébration des grands patriotes du formatage alimentaire : le pionnier du hamburger à 15 cents, l’inventeur de la fausse gastronomie mexicaine, le génie de la pizza cuite en trente secondes, le bâtisseur de sandwichs à quatre étages, etc. Autant de glorieux bienfaiteurs adulés par les médias, dont les Mémoires s’arrachent en librairies et auxquels les candidats à l’élection présidentielle n’omettent jamais de présenter leurs hommages. Certains ont d’ailleurs concouru eux-mêmes pour la Maison Blanche…
Et puis, il y a la troupe des petits patrons un peu moins héroïques, appelés les franchisés, qui mettent leur ambition au service d’une marque et d’un système conçus par quelqu’un d’autre. (...)
Ces mythes représentent une arme puissante. M. Willard (« Mitt ») Romney s’en est souvenu lors de la campagne électorale de 2012. Dans un discours prononcé à Chicago, le candidat républicain à la Maison Blanche exalta l’« esprit d’entreprise » de James John Liautaud, le fondateur de la chaîne Jimmy John’s. Il précisa ensuite que les grands hommes de cette trempe « n’attendent rien de l’Etat », car ils préfèrent « compter sur eux-mêmes et se dire : “Que puis-je faire pour me rendre meilleur ? Que puis-je faire pour réaliser les projets que j’échafaude pour moi-même et pour ma famille ?” ».
Si les adeptes de l’épanouissement personnel par le système alimentaire « n’attendent rien de l’Etat », l’Etat, en revanche, compte énormément pour eux. A preuve les routes, les ramassages d’ordures et les prêts à taux préférentiel qu’il met gracieusement à leur disposition. S’y ajoute une subvention déguisée plus inattendue. (...)
On sait comment fonctionnent les géants de la restauration rapide : ils accumulent des bénéfices faramineux, distribuent de la nourriture de mauvaise qualité et gratifient leurs lieutenants de bonus princiers. En outre, ils appartiennent de plus en plus souvent à des fonds de pension ou à des groupes de spéculateurs, ceux-là mêmes qui ont provoqué la crise sans fin à cause de laquelle tant de travailleurs n’ont désormais plus d’autre choix que de postuler à un emploi jetable dans leurs baraques à frites.
Le cas de Burger King illustre parfaitement ce mécanisme.
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Même les franchisés qui tiennent l’aimable fast-food au coin de la rue ne sont plus tout à fait de simples « voisins ». Chez eux aussi, les sirènes de Wall Street l’ont emporté sur l’amour du graillon. Le plus gros franchisé de Burger King est une compagnie commerciale domiciliée à Syracuse, dans l’Etat de New York, qui détient pas moins de cinq cent soixante-six établissements. Son président a empoché près de 2 millions de dollars en 2011, stock-options incluses. (...)
Aussi bien au niveau des marques que de leurs franchises, le patronat de la restauration rapide de Caroline du Nord n’a pas pipé mot sur la grève de l’été dernier. Pour une raison simple : faire état du mécontentement de sa main-d’œuvre aurait nui à l’image d’un secteur soucieux d’apparaître comme un artisan du bonheur familial. Rien n’entame davantage la réputation d’un restaurant qu’une serveuse en colère postée devant l’entrée et qui se plaint de ne pas pouvoir faire vacciner son enfant de 6 mois faute de revenus.
Muette, la filière ne s’est en revanche pas privée d’envoyer au front ses chiens de garde. (...)
Les journalistes ont été remplacés par des blogueurs, les ouvriers par des robots, les professeurs d’université par des assistants et par des cours sur Internet. Pourquoi le dieu de l’efficacité s’arrêterait-il en si bon chemin ? On suggérerait volontiers à certains dirigeants politiques de s’inscrire sur la liste… (...)