
À l’heure où la politique de la canonnière des États-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne et de leurs alliés se tourne à nouveau vers la Syrie, Rony Brauman publie un livre d’entretiens consacré aux guerres humanitaires.
Il y analyse les mécanismes de propagande qui accompagnent ces interventions, toujours déclenchées au nom du bien, et dont les conséquences dramatiques dépassent parfois de loin les causes qu’elles prétendaient combattre, grâce aux « frappes chirurgicales » et autres trouvailles sémantiques de ces « guerres justes ». Un ouvrage salutaire publié quelques semaines avant la mise en examen de Nicolas Sarkozy dans le dossier libyen, et qui convaincra peut-être l’Assemblée nationale de mettre en place une commission d’enquête parlementaire sur les conditions du déclenchement de cette intervention militaire, initiative soutenue par l’ex-président de MSF. (...)
Rony Brauman. Je voulais écrire sur la guerre de Libye depuis longtemps, d’autant que je faisais partie des rares opposants à cette entreprise, qui me paraissait absolument folle et fondée sur des mensonges. Mais, l’approbation et le consensus autour de cette guerre étaient tels que je me disais que seul un élément étranger à celle-ci pouvait fissurer ce mur d’unanimité. Dans cette perspective, cette mise en examen est une bonne nouvelle. Il ne faut cependant pas perdre de vue que les médias dans leur quasi-totalité ont applaudi cette intervention, voire continuent à le faire en expliquant que le pays ne serait pas dans cet état si on avait assuré un « service après-vente », en envoyant des casques bleus ou que sais-je encore. Un argument pourtant fallacieux puisque le déploiement de troupes de l’ONU n’a jamais résolu une situation de chaos nulle part, et que cette option avait été d’emblée écartée par la résolution 1973, qui prévoyait uniquement la défense des populations civiles de Benghazi, sans déploiement de troupes au sol. (...)
Je n’ai jamais cru à la « vision » de Bernard Kouchner sur le droit d’ingérence. L’ingérence est une pratique que tout le monde peut constater et qui s’applique du fort au faible. Appeler ça un droit et en faire un enjeu moral, c’est absurde. On aurait déjà pu dire, après la Somalie, l’Afghanistan ou l’Irak, qu’intervenir militairement pour arrêter une guerre et bâtir un État ne fonctionnaient pas. Il y a, derrière cette logique, l’idée que la démocratie existerait à l’état naturel et qu’il suffirait simplement de briser les chaînes dans lesquelles elle est enserrée. Cette naïveté rudimentaire était partagée, aux États-Unis et en France, par les sympathisants du courant néoconservateur, dont Nicolas Sarkozy. (...)
il y a toujours eu une dispute philosophique sur l’opposition entre paix et justice. Par exemple, les partisans de la Cour pénale internationale (CPI) pensent que la justice doit précéder la paix parce que, d’une certaine manière, elle en est une des conditions. Je ne partage pas ce point de vue, mais je n’accuse pas pour autant ces mêmes partisans de mettre le monde à feu et à sang. Les néoconservateurs ne sont d’ailleurs pas vraiment des promoteurs de la Cour pénale internationale. Sauf pour les autres, bien évidemment.
HD. La Cour pénale internationale n’a jamais été aussi critiquée et affaiblie, faut-il s’en réjouir ou le déplorer ?
R. B. Cela ne me chagrine pas outre mesure, car je ne vois pas dans la contestation de la CPI une façon de récuser l’idéal de justice, mais au contraire de l’affirmer. La CPI n’a rien d’un organisme de justice au sens où tout le monde est un justiciable potentiel. Cette Cour fonctionne selon le bon vouloir des puissants de ce monde. Le Conseil de sécurité de l’ONU a la haute main sur les réquisitions du procureur, il peut suspendre une demande d’investigation, et on sait bien que ses membres, en particulier les Américains, sont dans une position d’extraterritorialité par rapport à la justice internationale. (...)
On ne verra pas un soldat chinois ou français jugé devant la CPI, et ce sont presque exclusivement des Africains qui y sont aujourd’hui traduits. En revanche, si la CPI est une idée généreuse, qui s’est avérée dysfonctionnelle dans sa pratique, nous avons besoin d’une justice transnationale qui pourrait s’occuper de juger les crimes environnementaux, par exemple ceux commis par les multinationales. (...)
Je ne considère pas qu’on puisse résoudre des tueries de masse en tuant d’autres gens, et je ne vois pas quelles leçons de l’histoire permettent de raisonner ainsi. D’ailleurs, Donald Trump l’a fait, il y a un an, à la suite de l’attaque chimique de Khan Cheikhoun (au nord de la Syrie), sans aucun résultat. Malheureusement, la situation en Syrie est aujourd’hui totalement verrouillée. Avec la mainmise sur l’opposition du courant islamiste, il n’y a plus d’alternative crédible à un régime dont les exactions innombrables l’ont pourtant rendu haïssable par une large frange de la population syrienne.