
La mobilisation - suite. Les voix des mobilisés et de leur familles sont aujourd’hui très audibles dans l’espace public. Certains mobilisés publient et partagent des vidéos. Les femmes et mères animent de nombreux chats. Quels enseignements en tirer ? 1/25
Dans tous ces espaces de communication, ils tentent de donner un sens à ce qui leur arrive. A affirmer, à dénoncer, à justifier. Nous n’avons pas eu un tel volume (et une telle richesse) de prises de parole politiques depuis un moment en Russie. 2/25
C’est déjà un indicateur. Alors que le pouvoir russe a cherché depuis 20 ans à dépolitiser la population, à encourager l’apathie et le consentement passif, la mobilisation militaire politise l’espace public et la vie quotidienne : chaque geste prend un sens nouveau. 3/25
Le cadrage général de cette prise de parole est le plus souvent patriotique. Parce que la protestation reste dangereuse ; parce que l’image de la guerre proposée par le pouvoir est partagée par nombre de mobilisés ; parce que ce cadrage rend la mobilisation supportable. 4/25
Dans ces prises de parole, je vois à la fois des similitudes et des différences par rapport aux mères et aux soldats russes des années 1990-2000 (objet de ma thèse). Le principal point commun est une idée très imprécise du droit et de l’horizon des possibles. 5/25
Le pouvoir russe entretient (en partie à dessein, en partie à cause de la précipitation) le flou sur le cadre légal de la mobilisation. Les promesses orales des politiques ne sont pas traduites en textes ; lorsqu’elles le sont, les acteurs sur le terrain les ignorent. 6/
Le pouvoir a promis bien des choses aux mobilisés : exemption des pères de familles nombreuses, mobilisation sélective d’hommes aguerris, soldes conséquentes, report du remboursement de prêts bancaires. Seul le dernier point commence à être appliqué. 7/25
Les mobilisés et leurs proches sont aujourd’hui désorientés. Les promesses du pouvoir fournissent un cadre auquel ils se raccrochent, car il rend plus supportable la mobilisation, mais la réalité ne colle pas aux discours, et la dissonance cognitive ne fera que croitre. 8/25
Les nouvelles de mobilisés envoyés sans entraînement et tués au front, ou encore abandonnés sans objectifs ni armes se multiplient. De vraies défections ont lieu, mais pour l’essentiel, les mobilisés formulent leurs critiques comme suit : « je suis prêt à combattre, mais… » 9/25
Ce discours patriotique repose avant tout aujourd’hui sur une certaine conception de la masculinité. On a dit la société russe très militarisée. Je ne pense pas qu’elle le soit profondément. Bien au contraire, la sphère militaire a été tenue à l’écart par les Russes. 10/25
En revanche, le modèle de virilité guerrière a été cultivé. Un vrai homme doit savoir se battre ; les armes sont un attribut masculin ; l’homme est un défenseur de sa patrie. Ajoutons à cela toute la symbolique de + en + belliqueuse de la Grande guerre patriotique. 11/25
Beaucoup d’hommes semblent justifier aujourd’hui leur acceptation de la mobilisation par un certain code de l’honneur masculin : je suis un homme, je ne vais donc pas me cacher, je réponds à l’appel. La mobilisation est présentée comme un test de masculinité. 12/25
Il est surprenant de voir que cet appel à la masculinité est très peu présent dans les discours politiques du pouvoir sur la mobilisation, où il est plutôt implicite. L’explicitation de ce code moral vient du terrain, des mobilisés et de leurs familles. 13/25
Ce code de l’honneur, présent à des degrés divers dans toutes les couches sociales, s’inscrit dans une conception des sexes où chacun a des fonctions biologiques essentielles : l’homme est le gardien physique de la société, la femme est la gardienne morale. 14/25
C’est peut-être un moyen trouvé par ces hommes et femmes de dépasser la dissonance cognitive et de donner de la cohérence à l’irruption de la guerre dans leur quotidien civil. C’est aussi un des éléments qui expliquent pourquoi leurs femmes protestent si peu. 15/25
Pour une femme de mobilisé, prendre la parole pour s’opposer à la mobilisation de son homme, c’est prendre le risque de l’émasculer symboliquement dans sa fonction sociale la plus essentielle, et de l’infantiliser. 16/25
Etre mobilisé permet à certains hommes de regagner une grandeur sociale. Et quand les femmes prennent la parole, c’est pour s’inscrire dans leurs rôles de gardiennes morales et demander « un fonctionnement normal » de l’armée. 17/25
Et pourquoi pas les mères, tellement actives dans les années 1990-2000 ? Pour des raisons assez proches. A l’époque, les mères intervenaient pour des conscrits de 18 ans, quasiment des enfants. Les mobilisés d’aujourd’hui sont des hommes de 20 à 50+ ans. 18/25
Les mères ne sont donc pas socialement légitimes à prendre la parole à la place de ces hommes adultes. Les épouses le sont un peu plus, au nom du soin et de la protection qu’elles doivent aux enfants des mobilisés. Nous entendrons encore ce discours. 19/25
Il ne faudrait pas réduire ce que je viens de dire à un modèle « traditionnel » des genres. C’est tout le contraire. Le rapport des sexes en Russie est très particulier, date du siècle soviétique et ne se résume pas à une domination d’un sexe par un autre. 20/25
Les femmes disposent d’un pouvoir considérable dans les sphères familiale, sociale, économique… Elles affirment souvent devoir composer avec des hommes fragiles, peu fiables, infantiles, sous des apparences exagérément viriles. Bref, ça mérite un autre fil. 21/25
En tout cas, on ne pourra entendre une critique politique venant des épouses et des mères que lorsque les mobilisés seront tués ou diminués dans leur autonomie, quand ils seront devenus "petits" ou dépendants parce que blessés, emprisonnés, maltraités… 22/25
Les associations des mères de soldats ont bien repris du service, mais elles jouent aujourd’hui essentiellement un rôle de lieux de soutien juridique, en collaboration avec des avocats. Dans les guerres précédentes, les Mères de soldats se sont appuyées… 23/25
… sur ces modèles de rôles sociaux (la mère peut légitimement chercher à protéger son petit) pour faire porter leurs demandes à l’institution militaire. Pour l’instant, elles sont piégées par ces mêmes modèles, peu rejointes par les épouses de mobilisés. 24/25
Les modèles genrés n’expliquent pas pourquoi les Russes soutiennent ou non la guerre. Ils expliquent en revanche certaines dimensions de l’engagement militaire et des perceptions des combattants qui me semblent aujourd’hui importantes. 25/25, end 🧶