
Un jour prochain, quand vous le pourrez, pensez à écrire ce qu’un ou plusieurs de vos professeurs vous ont apporté en étant ce qu’ils sont, au-delà de ce qu’ils vous enseignent, par leur stature d’homme ou de femme libre et engagé.e qui donnent sens à leur vie. Puissiez-vous suivre votre chemin dont ils/elles seraient heureux parce qu’il sera vôtre. Voici mon récit de l’un d’entre eux, en hommage.
Il s’appelait André Dussargues, mais nous disions Monsieur Dussargues ou le Burlou, son surnom venu d’avant nous, sans savoir pourquoi ni comment, surnom respecteux sous ses airs flagorneurs. Il était une façon d’amadouer en quelque sorte cette stature qui nous dominait par sa taille, son autorité, sa présence, sa prestance légèrement voûtée, un peu gueule de travers, toujours mains dans le dos quand il traversait cette cour ceinte de hauts murs. Un peu énigmatique pour moi aussi comme plongé dans ses pensées, il était l’homme, le chef, non celui qui abuse et ordonne mais qui conduit et accompagne, même avec rudesse parfois.
Il était directeur du C.E.G de garçons (collège d’enseignement général) où j’entrai en sixième en 1962. Parfois, il allait écrire au fond de la cour sur un tableau noir posé à l’extérieur. La plupart le regardait tandis qu’il écrivait de son écriture bien lisible, légèrement tremblante. Certains s’en défendaient en levant les yeux par intermittence comme pour continuer le jeu ou la conversation mais nous attendions tous la fin quand il s’éloignait du tableau pour retraverser la cour et monter dans son bureau au premier étage près du balcon, nous laissant lire et décrypter son message. Je me souviens d’un mot que nul ne comprenait « En conséquence, les classes vaqueront... » Il fallait découvrir à un moment ce verbe que nous ne comprenions pas mais les plus anciens nous l’expliquaient avec une condescendance certaine à nous petits ignorants. Je me demandais pourquoi ce mot, ce mot étrange que personne n’employait autour de moi mais bon c’était donc ce mot que je verrai quand les classes devaient vaquer et me l’appropriait pour en vérifier l’effet sur d’autres. (...)
C’est lui qui m’a appris à écrire. Nous avions tous les quinze jours un sujet de rédaction à rédiger à la maison. Quel pensum était-ce ! Je me souviens de quelques sujets : Pasteur vaccinant Charles Jupille contre la rage, une mission Gemini et le sauvetage de son équipage, le début du poème de Victor Hugo « Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent »... autant de sujets qui devaient parfois amener un récit, parfois nous interroger et c’est bien ceux-là qui me plaisaient le plus. Si vivre c’était lutter, quelle vie de forçat, pensais-je. Aujourd’hui c’est lutter qui est vivre. Tant de façons de lutter et résister !
Parfois, je ne sais à quelle régularité, il nous présentait des livres disposés sur sa table et un à un, en un court résumé. Ainsi, il nous mettait l’eau à la bouche, le désir d’en savoir plus, de les lire. Quand il avait fini, il demandait à chacun d’en choisir un. (...)
Il ne nous proposait pas un corrigé-type pour nos rédactions enfin rendues mais par une série de questions, voire de questionnements, il nous amenait peu à peu, avec une énergie incroyable (que je sentais et me le rendait courageux) à nous solliciter pour trouver un mot, une expression, une idée formulée par plusieurs. Alors, il nous demandait d’apprécier le sens, la construction d’utiliser telle ou telle expression ou idée, pour finalement en choisir une plutôt qu’une autre. C’était éprouvant pour lui sûrement mais il savait arracher à la plupart d’entre nous, comme emportés malgré la paresse du samedi, des éléments d’expressions que nous ne serions jamais allé chercher par nous-mêmes. (...)
Et le sujet s’écrivait au tableau, s’étoffait. Quelle surprise de voir cette élaboration collective prendre de la densité, de l’intérêt, de la pertinence sous mes yeux. Le texte achevé était tellement mieux que ce que nous écrivions chacun individuellement. J’aimais lire et relire le texte final que nous devions alors écrire pour enfin bondir hors de l’école. (...)
C’est bien cela qu’il a semé en moi, cette graine qui a germé et s’est épanouie : le mot juste ou choisi, l’expression qui dénote et connote comme les touches noires et blanches du piano, comme une partition à écrire en choisissant le style, l’expression tout en trouvant son style. (...)
Peut-être n’avez-vous pas senti combien vous m’aviez accompagné dans ce chemin d’homme qui se construit chaque jour ; combien vous êtes en moi pas seulement comme souvenir – pas toujours heureux – mais encore comme figure qui m’accompagne. Ecrire, mon Maître en écriture, comme vous eussiez apprécié que j’écrivasse alors et maintenant. Cette générosité de donner, de s’impliquer, non dans une transmission, mais pour semer autant qu’instrumenter un minimum pour construire un chemin libre à inventer. Voilà la grandeur de tous ceux et celles qui enseignent. Voilà la mission jamais réductible à une transmission ni à une instruction.
Samuel Paty professeur d’Histoire et Géographie assassiné ne s’est pas sacrifié, il a été sacrifié. Tué par un homme si jeune et ses complices, intoxiqués, aliénés à l’idéologie meurtrière du moment qui n’est que l’empreinte de l’éthos pour le moins désordonné du temps. Combattre l’idéologie islamique certes, mais à défaut de construire un avenir inclusif qui permet à chacun une insertion sociale, professionnelle, culturelle, économique, bien au-delà de nos frontières - qui ne seront jamais des murailles de châteaux imprenables, resucées de la ligne Maginot - dans une diversité évidente de destins, la fin de l’idéologie islamique ne ferait un jour se lever qu’une autre idéologie meurtrière dans un cycle infini. C’est déjà la leçon des 150 dernières années qui n’est toujours pas entendue. (...)
Ceux et celles qui resteront sont ceux et celles qui devront lutter et résister malgré tout dans l’utopie d’un changement profond pendant bien longtemps, avant que la sagesse, la fraternité et la solidarité viennent aux hommes et aux femmes si l’espèce humaine n’a pas déjà déserté notre Terre.
Jeunes gens et jeunes filles, un jour prochain, devenue.es hommes et femmes, quand vous le pourrez, le sentirez, pensez à écrire ce qu’un ou plusieurs de vos professeurs vous ont apporté en étant ce qu’ils sont, au-delà de ce qu’ils vous enseignent, par leur stature d’homme ou femme libre et engagé.e qui donne sens à leur vie. Quand bien même ils en seront étrangers dans leur singularité voire leur étrangeté, puissiez-vous suivre chacun.e vos chemins dont ils/elles seraient heureux parce qu’il sera vôtre.