
Il n’y a pas de normalité, ni ancienne ni nouvelle. Ce qu’il y a, c’est un processus de normalisation qui consiste à neutraliser tout ce qui ne s’y adapte pas. Et si, dans ce « se sentir bizarre », il y avait quelque chose à prendre en compte, auquel nous devrions accorder un espace ? Et si cet état d’esprit tentait de nous dire quelque chose ?
Je pense ceci : se sentir bizarre signifie que quelque chose ne rentre pas dans l’ordre, que nous ne nous adaptons pas, que quelque chose s’est fissuré, qu’il y a un désajustement, un dérèglement.
On ne colle pas à ces différentes phases qui nous mènent à la “nouvelle normalité”. Nous sentir bizarre est notre manière de nous rebeller contre le processus de normalisation en marche. Il y a une désynchronisation entre le rythme objectif des phases et notre propre rythme subjectif.
Il me semble que se sentir bizarre est aujourd’hui la meilleure manière d’être, un signe de santé et de vitalité face à l’adaptation et l’anesthésie. Le défi est donc surtout de nous permettre de nous sentir bizarre plutôt que d’arrêter de l’être. (...)
Que nous est-il arrivé ? Pendant un instant, la définition conventionnelle de la réalité s’est interrompue.
En premier lieu, l’idée selon laquelle chacun vit sa vie. L’existence a cessé d’être une affaire privée. Les liens de l’interdépendance se sont imposés comme une évidence matérielle et concrète. La bulle qui nous protégerait totalement de la contagion n’existe pas, personne ne peut se sauver seul. L’autre, à distance sociale, s’est fait paradoxalement plus présent : mon destin est lié au sien. Les autres comptent, importent.
En second lieu, l’idée selon laquelle le travail et la consommation configurent le sens de la vie. Pour des milliers de personnes les automatismes de la vie quotidienne ont été suspendus. Même tenter de continuer comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé, requiert une certaine inventivité : continuer à travailler mais comment et pourquoi ? Continuer à consommer mais comment et pourquoi ? (...)
Des questions : Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qui va m’arriver ? Qu’est-ce qui va nous arriver ?
Qu’est-ce qui est important ? Qu’est-ce qui est essentiel ? Qui et quoi va prendre soin de nous ?
Qu’est-ce qui importe ? Quelles sont les relations sur lesquelles ma vie s’appuye ? Qu’est-ce qui fait que ma vie vaut la peine d’être vécue ?
Du mal-être, parce que nous avons senti avec violence l’évidence des logiques étatiques et mercantiles qui ne prennent pas soin de nous. (...)
Toutes les inégalités de genre, d’âge, de race, de classe. L’État, basé sur la logique de la loi et du « ce qu’il doit être », ne voit pas les différences présentes dans ce qu’il y a.
Ensuite, le Marché. Sa logique de maximisation du profit et des bénéfices le situe toujours au-dessus des soins nécessaires à la vie. C’est une logique littéralement extra-terrestre : au-dessus du terrestre, des terrestres et de la terre. (...)
La guerre est l’occasion idéale pour convertir certaines marchandises (les armes) en argent. Le chômage et les licenciements sont la meilleure solution pour que les entreprises ne se ruinent pas. L’obsolescence programmée est une grande idée.
Les problèmes que connaissent les habitants de la terre (humains et non humains) sont vues comme des solutions pour l’économie. C’est pour cela que le penseur italien Antonio Gramsci fait appel à notre “terrestrité commune” contre la logique capitaliste du bénéfice.
Des envies : dans le silence, dans le temps réapproprié, dans certaines rencontres et retrouvailles avec la nature, dans les premières promenades dans la ville libérée du bruit, des voitures et du stress, dans le fait de prendre soin de ses proches, dans l’attention amoureuse envers les inconnus, dans les pratiques créatives déployées à la maison, dans l’intensification des liens… dans mille expériences se sont réveillées des envies de vivre autrement. (...)
La vie n’a pas de mode d’emploi. (...)
Se sentir bizarre c’est continuer à vivre. Insister dans nos questions, nos mal-êtres et nos désirs contre la normalisation. Tenter de convertir tout cela en matière pour élaborer et inventer un nouveau désir, une nouvelle forme de vivre.
Se sentir bizarre c’est défendre nos questions, conserver les marques laissées par l’interruption comme quelque chose de précieux, nous disposer à une autre attention sur nous-mêmes et sur la réalité.
Attention à tout ce qui ne colle pas, parce que sous l’apparence de la normalisation il y a mille blessures. (...)
Nous nous sentons bizarres parce que nous ne voulons pas retourner à la même chose, mais aussi parce que cette même chose n’existe plus. (...)
Une amie, maman de deux filles, m’a dit : “je ne sais plus ce que cela signifie d’être mère, pour quel monde nous devons éduquer nos enfants”. Le sol s’ouvre sous nos pieds.
C’est la même question que se pose un professeur, une enseignante, un travailleur social, une thérapeute, une agente culturelle, un travailleur sanitaire…
Il n’y a pas de normalité, ni ancienne ni nouvelle, seulement un processus de normalisation : une désactivation permanente des questions qui pourraient ouvrir la situation, qui nous permettrait de nous la réapproprier et d’arrêter d’obéir et inventer des règles communes pour un soin collectif. (...)
Si nous étirons plus encore les mauvaises nouvelles, nous pouvons affirmer que la “nouvelle normalité” n’est qu’une parenthèse entre deux états d’urgence, celui dont nous venons et celui vers lequel nous allons. Et même s’il ne se déclare pas à nouveau, à partir de maintenant nous vivrons sous la menace. Jusqu’à ce qu’on trouve un vaccin. Et si on ne le trouve pas ? Et si de nouveaux virus apparaissent, ou d’autres risques plus importants encore liés au changement climatique ?
La peur est venue pour s’installer. La norme est, à partir de maintenant, l’état d’urgence lui-même. Et ce que nous appelons “nouvelle normalité” n’est qu’une phase particulière de ce cadre : toujours provisoire, précaire, instable. (...)
Pensons aux résidences où sont mortes nos personnes âgées. La perception normalisatrice qui éteint les questions sur ces morts massives (“ils étaient vieux, ils allaient mourir) aujourd’hui nous traverse et nous constitue. (...)
Pensons aux résidences où sont mortes nos personnes âgées. La perception normalisatrice qui éteint les questions sur ces morts massives (“ils étaient vieux, ils allaient mourir) aujourd’hui nous traverse et nous constitue. (...)
Une quantité de questions, de mal-êtres, d’envies d’autre chose. Tout cela ensemble et emmêlé, dans un grand magma. C’est un potentiel énorme.
Quel est le défi ? Relier l’existentiel au politique, les questions et l’élan de changement. L’énergie politique n’apparaît que lorsque les deux dimensions arrivent à tisser un lien, comme c’est arrivé le 11M 2004, le 15M 2011(2), le 8M lors de la grève féministe.
La transformation sociale ne consiste pas seulement en une série de problèmes objectifs (pauvreté, etc.) qui s’articulent en demandes dirigées vers l’État, c’est aussi l’expression (pas la représentation) de questions radicales sur la vie qui d’un coup deviennent collectives, communes et partagées. Des formes d’expression (organisatrices, stratégiques, tactique)s que nous devons inventer chaque fois, sans mésestimer les expériences passées mais en les recréant. (...)
La force de transformation aujourd’hui passe par la capacité de donner une expression commune au magma de questions, de mal-êtres et de désirs qui nous traversent, à nos subjectivités blessées et en crise, en définitive, à nous “sentir bizarres”.