
Deux semaines après les émeutes inédites qui ont secoué le pays, Mediapart s’est rendu dans le quartier de pêcheurs de Yoff, au nord de Dakar, où les habitants vivent la crise économique en silence.
Dakar (Sénégal).– Quand il n’a pas vu les enfants revenir après deux jours en mer, Daouda s’est mis à s’inquiéter. Il avait pourtant tout vérifié pour que la pêche se passe bien : le moteur, les appâts, les filets. Ils ont quitté la plage de Yoff Tonghor vendredi 12 mars, quatre petits marins dans leur pirogue multicolore. Le plus petit avait 8 ans, le plus grand pas encore la trentaine.
On a aperçu leur bateau quelques jours plus tard, au large, à environ 120 kilomètres des côtes. Ils n’étaient plus dedans. Depuis, le père de deux des enfants, Baye Seye, reste sur la plage, le regard perdu. Les gens du quartier lui glissent des mots de condoléances en passant près de l’auvent où il s’abrite du soleil.Les restrictions liées au Covid-19 subies par les pêcheurs locaux n’ont apparemment pas été appliquées de la même manière aux exploitants étrangers. (...)
Entre les rangées de pirogues fraîchement repeintes, on se raconte des histoires à pleurer. La vie est chère, le poisson se fait rare, alors les pêcheurs vont plus loin, essaient d’attraper des poissons toujours plus gros – quitte à risquer de chavirer.
« Des pêcheurs meurent en mer et les familles ne retrouvent jamais leur corps. Tu sais pourquoi ? Parce que quand on croise les cadavres au large, parfois on ne s’arrête même plus pour appeler les gendarmes. On sait qu’ils vont vouloir enquêter sur le décès, nous interroger, et ça fera une journée entière sans travailler », confie Daouda Diambang avec colère.
La dureté de la vie, explique-t-il, a condamné les gens à être un peu moins humains. « En mer, il n’y a plus de parents, il n’y a plus de famille. C’est chacun pour soi. Il se passe des choses que tu ne peux même pas imaginer. » (...)
Pêcheurs, propriétaires de pirogues et commerçants s’accordent à désigner un responsable à leurs maux : les bateaux étrangers qui sillonnent le large. (...)
Au Sénégal, les associations de pêcheurs artisanaux et les ONG écologistes alertent depuis plus de 20 ans sur la surexploitation des ressources halieutiques provoquée par des navires de pêche étrangers, qui s’affranchissent parfois de toute autorisation. Les chalutiers chinois ont succédé aux russes.
Mais à écouter les pêcheurs de Yoff, la situation se serait dégradée ces derniers mois. Aux difficultés liées à la surpêche se sont ajoutées celles liées à l’épidémie de Covid-19. Même si le pays a, comme le reste du continent, été relativement épargné en termes de nombre de décès (1003 à ce jour), la pandémie a considérablement affecté l’économie sénégalaise. Le secteur de la pêche et de la pisciculture fait partie des plus touchés, selon des chiffres publiés par le ministère de l’économie sénégalais (passant d’une croissance de 12 % en 2019 à -3,9 % en 2020). (...)
Les restrictions liées au Covid-19 subies par les pêcheurs locaux n’ont apparemment pas été appliquées de la même manière aux exploitants étrangers. (...)
Lorsque les manifestations contre l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko – et plus généralement contre la politique économique du président Macky Sall – ont débuté, pourtant, peu de pêcheurs sont allés se joindre à la foule. « Aller manifester ? Non…, explique un plongeur dans un sourire gêné. Je n’ai pas le temps ! Chaque jour je dois me lever à 5 heures pour aller travailler... » (...)
« Ils ont protégé l’Auchan en mettant des containers devant l’entrée. Mais on a réussi à entrer dans le Decathlon par une porte de derrière. Là, les gens ont pris les vélos, les maillots et ballons de foot, les affaires de plongée… » Quelques heures après le casse, on pouvait trouver dans Yoff un nombre impressionnant de vestes de sport à des prix bradés. De vieilles femmes ont été vues sortant d’épiceries vandalisées, sac de riz sur la tête. « Les gens prenaient de tout : du riz, du café… J’ai vu un vieux entrer dans une boutique et ressortir avec une bouteille de whisky hors de prix. Ça a fait rire tout le quartier », se souvient l’un d’eux.
Les images des pillages dans Dakar ont fait le tour du monde. La détresse des pêcheurs, elle, s’exprime avec moins de fracas. Depuis les villes côtières du Sénégal, ils seraient plus nombreux que jamais à s’entasser au petit matin dans leur pirogue, non pour aller pêcher le thon blanc, mais pour tenter de gagner l’Europe via les Canaries.