
En préfaçant Comment nous pourrions vivre mieux, Serge Latouche revient sur les idées politiques de William Morris, mettant en avant le lien de filiation qu’elles entretiennent avec le mouvement décroissant.
Un grand merci aux éditeurs du Passager clandestin qui nous ont autorisé à publier cette préface dans son intégralité.
La décroissance renoue aujourd’hui avec l’inspiration première du socialisme, celui qui a été qualifié non sans ambiguïté d’utopique. Mais voilà déjà quelques années, lorsque j’ai désigné William Morris comme un précurseur de la décroissance, j’ignorais le texte que le lecteur va découvrir. Je ne connaissais de lui que son ouvrage le plus célèbre, News from nowhere (Nouvelles de nulle part), écrit en 1890 pour servir de feuilleton au Commonweal, le journal de la Socialist League. Or, incontestablement, nombre de penseurs auxquels se réfèrent les objecteurs de croissance ont été des utopistes, et souvent des hérétiques par rapport à la doxa de la gauche marxiste ; je pense à Paul Lafargue, Jacques Ellul, Ivan Illich, André Gorz, auxquels il conviendrait d’adjoindre Bernard Charbonneau, Cornelius Castoriadis, sans parler de Tolstoï, Gandhi, ou Thoreau. À travers eux, la décroissance rejoint les fortes critiques des précurseurs du socialisme contre l’industrialisation et une vision non dogmatique de la construction d’une société plus juste. (...)
La révolution signifie l’entrée de l’essentiel de la communauté dans une phase d’activité politique, c’est-à-dire instituante. L’imaginaire social se met au travail et s’attaque explicitement à la transformation des institutions existantes » [3] . Il s’agit bien, et W. Morris le dit, de rien moins que d’une « modification des fondations de la société ». Les objecteurs de croissance adhèrent totalement à cette conception de la révolution et, en ce sens, le projet de la société de décroissance est éminemment révolutionnaire.(...)
« L’ensemble des nations civilisées formerait une vaste communauté, qui fixerait d’un commun accord la nature et le niveau de production et de distribution requis, et qui se répartirait les diverses productions en fonction des lieux les plus appropriés, soucieuse d’éviter avant tout le gaspillage. » En effet, on peut parfaitement « gagner sa vie sans faire jouer la concurrence : l’on peut s’associer au lieu de rivaliser ».(...)
Il invente en fait l’outil qu’Illich appellera convivial, c’est-à-dire à la mesure de l’homme et il aurait adhéré totalement à l’utopie technologique développée dans cette voie. Poursuivant le projet d’Illich, Ingmar Granstedt propose ainsi la création d’ateliers vernaculaires avec des équipements sophistiqués miniaturisés. (...)
Il s’agit bien d’une utopie. Le titre même de son œuvre principale (News from Nowhere) est une évidente référence à Thomas Morus dont il admirait non seulement l’œuvre mais aussi la personnalité et la vie. On y découvre une foule de thèmes propres à la décroissance. Pour exemples l’importance d’une très forte réduction des heures de travail afin d’exercer « le droit à jouir de loisirs à profusion » et une revendication à la décence de la vie qui n’est pas sans rappeler cet autre précurseur et esthète révolutionnaire, Georges Orwell avec qui il partage en outre l’admiration pour Charles Dickens.(...)
L’une des raisons, peut-être la principale, de la faillite du socialisme marxiste est sans doute la volonté hégémonique d’un discours et d’un modèle. Non qu’il n’y ait eu plusieurs autres modèles : léninisme, stalinisme, maoïsme, trotskysmes et socialdémocraties... Mais ces courants de pensée et modèles ont été incapables d’accueillir la pluralité de la vérité et la diversité des solutions concrètes.(...)
La modernisation « socialiste » a fait table rase du passé avec plus de violence et d’acharnement encore que la modernisation capitaliste, facilitant ainsi la tâche de la mondialisation ultralibérale qui a suivi les faillites des expériences socialistes. L’extraordinaire diversité des voies et des voix du premier socialisme (délégitimé hâtivement sous le nom de romantique ou d’utopique) a, en fait, été réduite dans la pensée unique du matérialisme historique, dialectique et scientifique. Dès lors, la pluralité n’a pu obtenir, sur fond d’intolérance, que le statut de concession provisoire tactique.(...)
Une société décente est, d’abord, une société qui n’humilie pas ses membres. Une société qui ne produit pas de déchets.
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La société de croissance est un monde sans vergogne où règne le mépris. Or le désir d’échapper au mépris est une aspiration universelle, peut-être la seule vraiment universelle et réalisée seulement dans les sociétés décentes. Un monde décent n’est peutêtre pas un monde d’abondance matérielle, mais c’est un monde sans laideur et sans misérables.
La voie de la décroissance n’est donc ni le refus ni l’acceptation du monde. Elle est à la fois le refus et l’acceptation(...)
. Comme Nowhere, le projet de la décroissance est donc une utopie, c’est-à-dire une source d’espoir et de rêve, une vision imaginaire du futur ni totalement fantasmatique ni pure création, une affirmation à partir de la négativité du présent, fruit d’une société de croissance sans limites. Mais comme dans la conférence « Comment nous pourrions vivre », l’art de vivre bien, en accord avec le monde, l’art de vivre avec art n’exclut pas, pour les objecteurs de croissance, l’aspiration à la justice sociale du projet communiste. Avec le temps, les incohérences de la synthèse se atténuées et la décroissance aspire à réaliser cet écosocialisme qui se cherche à travers toute l’œuvre de William Morris. (...)