
Basta ! a recensé au moins quatorze accidents du travail graves, dont quatre ayant entraîné la mort d’ouvriers, sur les chantiers liés au Grand Paris et aux Jeux olympiques. Le recours à l’intérim et à la sous-traitance en cascade pose question.
« "Mourir au travail" : sérieusement ? On en est encore là de la vision du monde du travail ?! » Ces mots sont ceux d’Aurore Bergé, députée LREM des Yvelines et conseillère régionale d’Île-de-France, en réponse à un tweet de Fabien Gay, sénateur communiste de Seine-Saint-Denis, en 2019. Notre enquête sur les chantiers liés au Grand Paris – qui consiste en une grande transformation du paysage urbain avec un renouvellement des réseaux de transports – montrent que dans la région où Aurore Bergé est conseillère régionale, mourir au travail n’est pas une « vision ». C’est une réalité. (...)
dans la nuit du 18 au 19 mars et alors que la France rentre dans son premier confinement, Maxime Wagner meurt de la suite de ses blessures, dans un anonymat total.
Cet accident du travail, dont Basta ! n’a trouvé aucune trace publique avant la parution, il y a quelques jours, d’un article de Libération, est un des rares pour lequel l’enquête de l’inspection du travail est déjà terminée. La conclusion est claire : la responsabilité de l’entreprise est engagée. L’institution relève en effet trois infractions potentielles : un défaut d’information du salarié sur l’utilisation de l’équipement de travail, la modification de l’équipement de travail – en l’occurrence la conduite – qui n’était pas maintenu de manière à préserver la sécurité. Enfin, le « plan particulier de sécurité et de protection de la santé » (PPSPS), ce document qui établit les risques et les règles de sécurité sur un chantier, était incomplet. Ce procès-verbal a été transmis au parquet de Créteil en septembre 2020. À ce jour, aucune procédure n’a été ouverte. Contacté par Basta !, l’instance judiciaire n’a pas répondu. (...)
140 000 euros requis pour homicide involontaire
La mort de Maxime Wagner n’est que le premier d’une liste d’accidents particulièrement graves qui, depuis deux ans, ne fait que s’allonger. (...)
en mai 2020, c’est sur le chantier du prolongement du RER E, qui traverse le Nord de Paris d’est en ouest, que Jérémy Wasson meurt. Ce jeune homme de 21 ans est ingénieur stagiaire pour la Société Urbaine de Travaux (groupe Fayat) en charge du chantier. Alors qu’il est sur le toit du futur centre de commande de la ligne du RER, le jeune stagiaire a soulevé un plancher provisoire ignorant qu’il y avait un vide en dessous. Il a fait une chute de cinq mètres et succombé à ses blessures deux jours plus tard à l’hôpital. La Société Urbaine de Travaux est aujourd’hui poursuivie, notamment pour homicide involontaire. La procureure de la République du parquet de Bobigny a requis 140 000 euros d’amende contre l’entreprise. L’avocat de cette dernière a quant à lui plaidé la relaxe. Pourtant, le rapport de l’inspection du travail était accablant, relevant par exemple que le jeune homme était seul dans sa zone de travaux au moment des faits, ce qui ne doit en aucun cas arriver pour un stagiaire. Le verdict sera connu ce 9 mars. (...)
« Il faut réfléchir à la question des causes et de l’organisation du travail »
Onze autres personnes, au moins, ont également été grièvement blessées sur les chantiers liés au Grand Paris et aux JO entraînant, pour la plupart d’entre eux, des incapacités à vie. Le dernier ne date que d’il y a quelques semaines. (...)
Pourtant, en témoigne le cas de Maxime Wagner, dont la mort est restée plus de deux ans sous silence, les accidents du travail ne sont que rarement vus comme un véritable fait social. Les médias les traitent la plupart du temps comme de simples faits divers, les procédures sont longues et les responsabilités souvent difficiles à établir. (...)
Face à la répétition de ces drames sur les chantiers du Grand Paris, la question de leur caractère structurel se pose légitimement. « L’accident est un fait divers. Quand il se reproduit, ce n’est peut-être plus un simple fait divers. Il faut réfléchir à la question des causes et de l’organisation du travail », souligne Mathieu Lépine, professeur d’histoire derrière le compte Twitter « Accident du travail » qui recense tous les accidents de travail dans le but de rendre visible le phénomène. (...)
« Ce sont des chantiers plutôt bien tenus, les moyens ont été mis par les maîtres d’ouvrage, les gros groupes, pour assurer la sécurité », assure Florian* un inspecteur du travail qui tient à rester anonyme. Même son de cloche du côté des syndicats : « Les procédures de sécurité sur ces gros chantiers sont extrêmement pointues », affirme Samir Bairi, secrétaire national de la CFDT construction et bois qui a travaillé plus de dix ans au sein d’Eiffage, un des groupes en charge de nombreux ouvrages du Grand Paris.
Interrogé ce mardi 22 février dans l’hémicycle par un député de gauche sur ces accidents graves, le secrétaire d’État chargé des retraites et de la santé au travail Laurent Pietraszewski répond : « Solideo (la société de livraison des ouvrages olympiques) a engagé des moyens très conséquents, pour assurer la sécurité au travail, bien au-delà du Code du travail ». « Le sujet de la santé, de la sécurité et des conditions de travail de l’ensemble des collaborateurs, et singulièrement des compagnons œuvrant sur les chantiers olympiques, est ainsi au cœur de nos préoccupations », confirme la Solideo à Basta ! Elle a mis en place, depuis l’été 2021, une charte Hygiène Sécurité Environnement (HSE) pour renforcer encore la sécurité sur le chantier du Village des Athlètes. Du côté de la Société du Grand Paris (SGP), même réponse (...)
Au niveau des pouvoirs publics aussi, la tâche n’a pas été prise à la légère. Une unité régionale de contrôle de ces grands chantiers a été créée spécifiquement au sein de l’Inspection du travail. (...)
La substitut du procureur de la République de Bobigny rappelle que ces mesures ont, d’une certaine manière, porté leur fruit. En Seine-Saint-Denis, où se situent la plupart des chantiers liés au Grand Paris, sur les 103 accidents de travail très graves ou mortels qui ont été transmis au Parquet depuis 2020, « seuls » 12 concernent ces chantiers. (...)
Face à ces différents constats, comment, alors, expliquer la persistance d’accidents, tout de même nombreux ? Malgré les efforts réalisés sur la sécurité, plusieurs facteurs structurels de risques persistent. En premier lieu, celui de la cadence. « Ça bossent 24 h sur 24, 7 jours sur 7, sur ces chantiers. Des dérogations pour autoriser le travail le dimanche ont été accordées. Des chantiers qui tournent la nuit, le dimanche, ce n’est pas habituel dans le secteur », confie Simon Picou, inspecteur du travail en Seine-Saint-Denis et délégué syndical de la CGT. (...)
« Les rythmes imposés sont dingues », souffle une source bien informée. Et les JO augmentent la pression. Car les nouvelles lignes de métro seront un vrai « plus » pour vendre une organisation impeccable de cet événement. « En aucun cas, la sécurité, première priorité, n’est une variable d’ajustement pour la tenue des objectifs de calendrier », rassure la Société du Grand Paris. Pourtant, à l’entrée du chantier de la gare Pleyel à Saint-Denis, qui devrait être livrée pour les Jeux olympiques, se trouve un panneau lumineux qui maintient la pression en précisant le nombre de jours restants avant la fin du chantier. Ce dimanche 20 février, nous étions à J-679. (...)
Les cadences ne se répercutent pas forcément directement sur les ouvriers, assurent divers spécialistes. « J’ai regardé les plannings, les compteurs d’heures supplémentaires n’explosent pas », souligne Samir Bairi. Un constat confirmé par une source au cœur des chantiers (...)
Pour tenir les échéances, dans un secteur en pénurie de travailleurs, les entreprises emploient de nombreux intérimaires. Ils ne font pas forcément d’heures supplémentaires mais ils débarquent, parfois sans formation, sur des chantiers qu’ils ne connaissent pas et dont ils ignorent les dangers. (...)
Sous-traitance en cascade, coactivité...
Autre facteur de risque d’accidents du travail que l’on retrouve sur les chantiers du Grand Paris : la sous-traitance en cascade. (...)
Enfin, une dernière problématique accidentogène est relevée. Celle de la coactivité qui regroupe à la fois le problème de la cadence et celui de la sous-traitance en cascade. L’exemple le plus évident est celui de l’accident mortel de Joao Baptista Fernandes Miranda, 61 ans, toujours sur le chantier de la future gare Pleyel à Saint-Denis, le 5 janvier 2022. L’ouvrier, employé par Eiffage, a reçu une plaque de 250 kilos sur la tête. Selon les premiers éléments de l’enquête, il travaillait sur le gros œuvre, au fond d’une trémie habituellement recouverte d’importantes plaques métalliques pour éviter, justement, une chute de matériel. Sauf que le 5 janvier, un autre ouvrier d’une entreprise sous-traitante planchait au-dessus, sur le second œuvre, en ayant oublié de fixer les plaques à l’aide des boulons prévus à cet effet. Du fait des vibrations causées par son activité, la plaque est tombée sur Joao Fernandes Miranda, sept mètres plus bas. « Sur un chantier, il y a un ordre à respecter sur les choses à faire. Il faut éviter au maximum la coactivité qui est une source d’accident », note Florian. Comment cette coactivité a-t-elle pu avoir lieu ? Était-ce pour accélérer le rythme en vue des échéances ? À cause d’une sous-traitance trop importante et donc d’une désorganisation sur le chantier ? L’enquête devra l’expliquer. (...)
Après ce décès, le chantier s’est interrompu pendant deux semaines. « C’était quelqu’un de très charismatique, il était très aimé de ses collègues », souffle Jean-Pascal François, en charge de la communication au sein de la CGT Construction. Il regrette que les syndicats soient si peu présents sur le Grand Paris. (...)
Au lendemain du décès de Joao Baptista Fernandes Miranda, la CGT 93 a publié un communiqué intitulé « Plus jamais ça » qui se termine ainsi : « Nous refusons que les grues de chantiers qui essaiment la Seine-Saint-Denis deviennent le symbole de stèles d’ouvriers morts au labeur ». Car c’est la question qui se pose, l’accident du 24 janvier sera-t-il, enfin, le dernier ? Selon nos informations, la Solideo a demandé à l’inspection du travail de redoubler leurs visites déjà très régulières sur les chantiers. La cause ? L’observation d’une forme de « laisser-aller » en termes de sécurité. « Nous ne constatons pas de « laisser-aller » sur les chantiers », infirme de son côté la communication de la Solideo. (...)
Pas plus tard que le 10 février dernier, un ouvrier du Grand Paris se faisait rouler sur les pieds par un engin de chantier, entraînant un mois d’incapacité temporaire de travail. Une source au sein de l’inspection du travail conclut : « Ce genre d’accidents, personne n’en parle, mais ça arrive presque tous les jours ».