
« Nous ne devons pas faire confiance aux magazines féminins ! [...] Ils renouvellent et recyclent sans cesse les fondements de notre aliénation de femme dans le système patriarcal, pour mieux le perpétuer tout en servant les intérêts de l’ordre économique et social. » Reparu en 2019 avec une préface de Mona Chollet, l’ouvrage Femmes-femmes sur papier glacé (1974) [1] mettait à jour la « fonction idéologique » des magazines féminins d’il y a plus de cinquante ans. Aujourd’hui, le constat tient toujours – tout particulièrement en pleine crise du coronavirus.
Le confinement offre en effet un terrain d’expression inépuisable aux injonctions traditionnelles ; et l’encadrement des femmes est plus que jamais de mise. Sous couvert de promotion du « libre arbitre » et du « bien-être », les féminins n’en finissent pas de donner en spectacle une vision du monde individualiste, productiviste, en huis clos, et soumise aux normes dominantes (de genre, de classe, du travail, etc.). Première partie de notre meilleur du pire de la presse « féminine » [2].Télétravail et « conseils beauté » (...)
« Sois belle ! » : surveiller son look, la priorité n°1
Dans les magazines féminins, la crise sanitaire mondiale est majoritairement traitée à travers une seule de ses conséquences : le confinement [4]. Quelle que soit la manière dont il se décline, cet angle éditorial réflexe dicte aux femmes ce à quoi elles doivent penser en priorité, et en particulier comment s’habiller. Dès lors, impossible de dénombrer tous les diaporamas figurant les « conseils mode » ayant fleuri dans les magazines dès les premiers jours, rappelant les femmes à l’une de leurs tâches socialement dictées. (...)
Il va de soi que le panel des corps de femmes représentés (blancs, longilignes) est pour le moins restreint ! Et ce n’est pas tout : en figurant des femmes se prenant elles-mêmes en photo, Biba fait de l’injonction « être belle » un précepte au carré. À travers les invitations permanentes au « partage d’expériences » (qui sont aussi un décloisonnement de l’intimité), on s’assure en effet que ne soit jamais mise de côté la préoccupation numéro 1 : le fait d’exister pour l’autre via son apparence. (...)
Télétravail et « conseils beauté »
Cette intrusion permanente dans la vie des femmes prend d’autant plus d’importance que le confinement implique, pour beaucoup, le télétravail, et donc les réunions virtuelles. Phénomène qui, là non plus, n’échappe pas au grappin des magazines ! Parce que le télétravail ne complique pas suffisamment la vie de millions de personnes, les féminins en rajoutent une couche pavlovienne : vidéo = image = les autres regardent = je dois être à mon avantage. Et aux grands maux les grands remèdes : de « conseils » en « astuces », les magazines énumèrent quantité de « solutions » pour « bien présenter » sur les logiciels de visioconférence, faisant une nouvelle fois des femmes l’objet du regard des autres, en proie à la mise en scène permanente d’elles-mêmes. (...)
« Garde la ligne ! »
La ligne éditoriale « beauté », surexposée par les magazines féminins depuis le début du confinement, inclut évidemment les alertes incessantes concernant les kilos superflus. Et là encore, tout est fait en sorte pour que cet impératif ne quitte jamais l’esprit des femmes. Que les « conseils » soient bons ou non d’un point de vue sanitaire n’est pas la question (...)
« Fais du sport ! »
Penser « style et beauté » revient également, pour les féminins, à penser « sport ». Et si certains déconnectent l’activité physique du poids, les deux questions sont généralement liées. Ou, pour résumer comme le fait Femme Actuelle : « Donc, on maintient une alimentation équilibrée ET une activité sportive, tout en gardant un œil sur les enfants, si vous en avez à la maison ! » (23/03) Compris ? (...)
On l’aura compris : tout continue (et tout devra recommencer) tout comme avant. La crise sanitaire mondiale et ses conséquences ne semblent nullement altérer le tempo des magazines féminins : ils se font plus que jamais reproducteurs et vecteurs majeurs des modèles genrés, sociaux et économiques dominants. C’est dire ! L’étroitesse éditoriale et d’esprit qui les caractérise conduit les magazines (et leurs journalistes) à réduire la crise au prisme (majoritaire) du confinement. À exclure de leur ligne de mire les femmes des classes populaires. À ne projeter sur leurs lectrices que leurs propres préoccupations consuméristes. À produire toujours davantage (et surtout n’importe quoi) pour faire tourner la machine à clic en augmentant les rendements publicitaires. À submerger les femmes d’injonctions contradictoires. À faire en sorte que ces injonctions couvrent, de manière totalitaire, n’importe quel moment de la journée. Bref, à consacrer et perpétuer tous les stigmates de l’aliénation sexiste. C’est pourtant Marie Claire qui relève, à juste titre, que « la crise du Covid accentue les stéréotypes de genre dans les médias » (23/04). Il serait temps que les féminins, engoncés dans un écosystème concurrentiel et dans un périmètre éditorial rabougri, commencent à balayer devant leurs portes !