
Quelles libertés fondamentales les États membres des Nations unies se sont-ils engagés à défendre ? La lecture de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée le 10 décembre 1948, donne le vertige : elle garantit à peu près tous les droits politiques et sociaux. Mais avec quels moyens ? Aboutissement d’un long combat, la Déclaration demeure un efficace outil de progrès.
Penser l’universel et le transformer en droits. C’est par ces quelques mots que l’on peut tenter de décrire l’immense dessein de ceux qui, à l’issue de la seconde guerre mondiale, conçurent la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il aura fallu du temps pour que des principes nés d’une vision religieuse et philosophique du monde se fraient un chemin jusque dans le droit (...)
le véritable point de départ de ce qui allait devenir les droits humains de l’époque moderne est à chercher chez Emmanuel Kant et dans la philosophie des Lumières, puis dans la révolution américaine, dont la déclaration d’indépendance de 1776 proclamait déjà : « Tous les hommes sont créés égaux » — notion reprise quelques années plus tard en France, sans référence religieuse au Créateur, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »
Mais les droits de l’homme reposent aussi aujourd’hui sur une autre fondation, puissante et contemporaine : la guerre. La bataille de Solferino en 1859 d’abord, qui révéla au Suisse Henry Dunant l’abandon des blessés et l’amena à créer la Croix-Rouge ; la première convention de Genève, en 1864, s’inspira directement de ses idées. La guerre de 1914-1918, ensuite : tueries entre soldats, massacre de millions de civils. Dès la signature du traité de Versailles, la Société des nations (SDN) tenta par tous les moyens d’empêcher la répétition du conflit, y compris en déclarant la guerre « illégale ». Chacun connaît la suite. Pourtant, la SDN, avant de s’écrouler dans les années 1930, avait imposé l’idée selon laquelle la sécurité collective ne pouvait se fonder que sur le multilatéralisme, et non sur la diplomatie secrète.
Dès 1941, les futurs vainqueurs avaient imaginé les bases sur lesquelles construire un droit moins utopique. Sur un bateau de guerre, le président américain Franklin Roosevelt et le premier ministre britannique Winston Churchill signèrent la Charte de l’Atlantique, première ébauche de la Charte de l’Organisation des Nations unies (ONU), adoptée à San Francisco en juin 1945. Dès son préambule, celle-ci assigne à la nouvelle organisation mondiale la mission de « préserver les générations futures du fléau de la guerre » et proclame « la foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine ». L’essentiel de ce qui allait constituer, trois ans plus tard, l’esprit de la Déclaration universelle des droits de l’homme tient dans ce préambule. Dans l’intervalle s’était déroulé le procès de Nuremberg, qui avait conduit à la condamnation des principaux responsables du IIIe Reich en vertu de deux notions radicalement nouvelles, précisément issues des droits de l’homme : le crime de génocide et le crime contre l’humanité (2).
Afin d’écarter tout reproche de mainmise des vainqueurs de la guerre, le comité de rédaction de la Déclaration, présidé par Eleanor Roosevelt, veuve du précédent président des États-Unis, comprenait, selon un savant dosage, dix-huit membres, parmi lesquels le Chinois Peng Chun Chang, le Libanais Charles Malik, le Chilien Hernán Santa Cruz, le Britannique Charles Dukes, le Soviétique Alexandre Bogomolov, le Haïtien Émile Saint-Lot et le Français René Cassin. (...)
son adoption par cinquante États membres de l’ONU sur cinquante-huit fut immédiatement ressentie comme le succès diplomatique majeur de l’après-guerre. Parmi ceux qui s’abstinrent figuraient l’Afrique du Sud, hostile au principe de l’égalité des races, l’Arabie saoudite, opposée à l’égalité des hommes et des femmes, et l’URSS, soucieuse d’affirmer la primauté des droits économiques et sociaux sur les droits politiques.
Plusieurs principes de fond traversent la Déclaration : les droits de l’homme sont universels et indissociables les uns des autres ; les droits de l’individu l’emportent sur ceux de la communauté ; tous les êtres humains, quels qu’ils soient, sont égaux. De tous ces principes, celui de la dignité humaine, présent dès l’article premier, alors qu’il ne figurait pas dans la Déclaration de 1789, est sans doute le plus fécond, souligne Mme Christine Lazerges, présidente sortante de la Commission nationale consultative des droits de l’homme française : « L’égalité de tous les hommes en dignité et en droits fonde par définition le principe d’universalité. À lui seul, il permet de rejeter la peine de mort, la torture, l’esclavage ; à lui seul, il fonde l’altérité, la reconnaissance de l’autre. »
Dès 1948, les Nations unies ont ressenti le besoin de transformer ces notions en un ensemble normatif contraignant, c’est-à-dire en traités de droit international. (...)
C’est dans ce but que l’Assemblée générale de l’ONU créa immédiatement une Commission des droits de l’homme chargée d’élaborer ces instruments. Deux pactes, portant l’un sur les droits civils et politiques, l’autre sur les droits économiques, sociaux et culturels, furent adoptés en 1966 — à ce jour, 172 pays ont ratifié le premier et 169 le second. Une myriade de conventions spécifiques les accompagnèrent au fil des années, dont on peut citer les plus importantes : sur le génocide (1948), le statut des réfugiés (1951), la discrimination raciale (1965), les droits des femmes (1979), la torture (1984), les droits des enfants (1989), les travailleurs migrants (1990)... À ces traités sont adossées une dizaine de déclarations sur les sujets les plus divers, tous liés à des aspects spécifiques des droits humains.
Parallèlement, les Nations unies structuraient les organes chargés de veiller à l’application de tous ces textes. (...)
a Commission des droits de l’homme, rapidement enlisée dans les conflits de l’ère postcoloniale, fut abolie en 2006 et remplacée par un Conseil des droits de l’homme doté de pouvoirs accrus. Établi à Genève, ce Conseil, composé de quarante-sept États élus sur une base géographique, fait lui aussi l’objet de critiques récurrentes pour accueillir en son sein certains États peu exemplaires. Les États-Unis s’en sont retirés avec fracas en juin 2018 (...)
Tous les États membres de l’ONU doivent soumettre publiquement à ce Conseil des rapports précis sur la manière dont ils s’acquittent de leurs obligations au regard des droits humains : les examens périodiques universels (EPU). De l’avis général, cette procédure fait partout progresser le respect des droits par la pression qu’elle exerce sur les dirigeants et le point d’appui qu’elle offre aux associations. En outre, les Nations unies ont créé un Haut-Commissariat aux droits de l’homme, organe permanent lui aussi établi à Genève, qui coordonne toutes les activités du système onusien dans ce domaine. Il est aujourd’hui dirigé par Mme Michelle Bachelet, ancienne présidente du Chili.
Par ailleurs, chacune des conventions adoptées par l’ONU dispose d’un comité ad hoc chargé d’en assurer le respect et de formuler des observations, parfois acides, aux gouvernements. (...)
D’une manière plus générale, on constate que l’application des traités, même imparfaite, transforme peu à peu le droit interne des pays membres.
Décidées à faire plus, les Nations unies ont inventé des chemins de traverse qui figurent parmi les éléments les plus utiles du système : des rapporteurs spéciaux, représentants spéciaux, experts indépendants sont chargés de mener des enquêtes sur des thèmes ou sur des pays où des exactions sont dénoncées. Libres de leurs recherches et de leur parole, ils font à eux seuls progresser les droits humains sur des thèmes clairement définis ou dans des pays particulièrement réfractaires à l’égalité des droits. Ainsi, le rapporteur spécial sur la situation des défenseurs des droits de l’homme, le Français Michel Forst, tente avec méthode de protéger ceux qui, responsables d’associations ou simples individus, font vivre les droits humains, parfois au péril de leur vie. Selon lui, environ quatre mille d’entre eux ont été assassinés depuis 1998.
Les Nations unies n’ont pas non plus oublié qu’elles ont été fondées pour maintenir la paix, première garante des droits humains. C’est dans ce but qu’elles ont créé les casques bleus, forces de maintien de la paix. Face à la marée de scepticisme due au nombre de massacres devant lesquels la communauté internationale s’est révélée impuissante (Cambodge, ex-Yougoslavie, Rwanda, République démocratique du Congo, Syrie, Birmanie, etc.), l’ONU tente d’améliorer le recrutement, la formation, l’encadrement et le financement de cette force internationale. Le défi est immense (...)
Enfin, les Nations unies n’ont pu se désintéresser d’une de leurs raisons d’être depuis Nuremberg : la lutte contre l’impunité. Elles ont créé en 1998 la Cour pénale internationale (CPI), sise à La Haye, pour juger les crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes de génocide. Parallèlement, l’ONU avait instauré plusieurs tribunaux spéciaux (ex-Yougoslavie, Rwanda, Liban…) répondant au même objectif, qui ont suscité eux aussi nombre de critiques. Ni les États-Unis ni Israël n’en font partie.
Au bout de soixante-dix ans, le bilan se révèle nécessairement nuancé. Toujours est-il que l’énorme édifice construit au fil des décennies, pour baroque qu’il soit, résiste. (...)
Mais, récemment, des vents mauvais se sont levés. Certains pays, et non des moindres, ont décidé de réduire l’appareil des droits humains, ou plus exactement leur portée. Non seulement les États-Unis, par des attitudes franchement hostiles, mais aussi, de manière plus sourde, la Chine et la Russie, certains membres de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), de l’Union africaine et, au sein de l’Union européenne, des pays comme la Pologne, l’Autriche ou la Hongrie. Les législations contre le terrorisme restreignent aussi le champ des libertés publiques, tandis que les droits des migrants ne sont pas respectés. Rien n’est plus facile que de réduire certains financements dont la défense des droits humains a besoin. Rien n’est plus facile non plus que d’invoquer des spécificités culturelles auxquelles l’universalité porterait tort (4). Les droits de l’homme sont nés d’une révolte, y compris contre le conformisme politique ou le jeu des allégeances. L’actualité violente d’une géopolitique en recomposition le démontre chaque jour.