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Soulèvements populaires : « révoltes logiques » ?
Article mis en ligne le 4 janvier 2021
dernière modification le 3 janvier 2021

La démultiplication et simultanéité des révoltes à l’automne 2019 ont mis au-devant de la scène les soulèvements populaires. Ces mouvements massifs de contestation posent nombre de questions quant à leur dynamique, leur temporalité, leur composition et leurs significations. Ancrés localement, tenant à distance les acteurs politiques institutionnels, ouvrent-ils la voie à des transformations en profondeur, voire à un changement de « système » ?

En octobre 2019, à quelques jours d’intervalle, l’Équateur, le Liban, l’Irak et le Chili s’embrasent. Des centaines de milliers de personnes descendent dans les rues, occupent les places, bloquent les routes, érigent des barricades, s’affrontent parfois violemment avec la police. À la lumière de ces explosions sociales, le monde (re)découvre alors des insurrections déjà en cours ailleurs : en Haïti, au Soudan, en Algérie, à Hong Kong, etc.

L’effet de surprise, l’ampleur des mobilisations et le tranchant de l’événement accroissent leur médiatisation, alimentent les interrogations. (...)

La simultanéité des soulèvements populaires à l’automne 2019, ainsi que les modalités de l’action et les symboles communs, y compris les signes que semblent s’échanger entre eux Petrochallengers haïtiens, « vendredistes » algériens et K-Poppers indonésiens par exemple, ne doivent pas, cependant, nous induire en erreur : les déclencheurs de ces mobilisations sont toujours localisés, spécifiques à des situations nationales particulières. (...)

Mais, force est aussi de reconnaître, comme nous y invitent d’ailleurs les auteurs et autrices, que si les ressorts de ces soulèvements sont locaux, les crises dont ils sont le fruit sont, elles, internationalisées. C’est évident dans les cas de Haïti, du Liban et de l’Irak, pays « sous dépendance » économique et politique, où l’ingérence des États-Unis et de puissances régionales pèse lourd. Mais, cela vaut également pour l’Équateur, en raison du rôle joué par le Fonds monétaire international (FMI) à l’origine de la révolte, de même que pour l’Algérie et l’Iran, du fait de leur positionnement géopolitique.

De manière générale, l’imbrication des échanges économiques mondialisés et la médiatisation participent de cette internationalisation, à laquelle contribue la tendance des gouvernements à discréditer les soulèvements en leur attribuant une source étrangère (au peuple, à la nation), téléguidée par l’international, ainsi que les allers-retours – fussent-ils seulement symboliques – entre manifestant·es d’un pays à l’autre. Reste que ces interdépendances n’effacent pas les configurations nationales, qui demeurent déterminantes. (...)

Prendre la mesure des soulèvements populaires de 2018-2020 suppose de les appréhender dans leur dynamique, en tension entre choix stratégiques implicites et affirmations radicales, renouvellement de l’action et impensé, potentialités et limites. De les situer au plus près de leur écart avec les manifestations « traditionnelles », mais aussi en fonction et à partir du geste qu’ils inventent et de la nouvelle configuration politique qu’ils créent en retour. Il s’agira en conséquence d’interroger sur un mode critique plutôt que de définir péremptoirement les enjeux et caractéristiques des soulèvements populaires. (...)

Le soulèvement fait événement. Temps de l’éclat et du surgissement, il déchire la fausse impression de linéarité historique, et fixe un avant et un après. En l’espace de quelques heures, des dizaines ou des centaines de milliers de personnes, elles-mêmes étonnées de leur puissance, sortent dans les rues, occupent places et avenues. La routine est suspendue, les gouvernements comme les commentateurs, pris de court. La surprise est à la hauteur de la soudaineté d’abord, de la spontanéité, de l’accélération ensuite, de la révolte enfin.

Bien sûr à y regarder de plus près, cette triple évidence est à nuancer. Loin de constituer un coup de tonnerre dans un ciel serein, les soulèvements populaires naissent sur un terreau commun, composé d’inégalités et de griefs, de luttes passées et d’accumulation de frustrations sociales. Un regard rétrospectif repère dès lors une partie au moins du cheminement souterrain de l’insatisfaction et du désir, qui se rejoignent pour exploser, là, en plein jour. (...)

Dans l’après-coup du soulèvement, la stabilité, le vide ou le calme de l’espace et du temps antérieurs se découvrent traversés de tensions, de contradictions et de conflits. Il en va de même pour la prétendue spontanéité et désorganisation de la révolte. Celle-ci est moins inorganisée que le fruit d’une myriade de micro-organisations, de collectifs militants et de cristallisations informelles, qui s’activent le plus souvent « sous les radars » et qui, à un moment donné, convergent et opèrent une mutation dans et par le soulèvement.

En réalité, la démesure de l’événement ne tient pas seulement à son caractère intensif et massif ou, plus exactement, cette double caractéristique est aussi le marqueur d’une temporalité « sauvage ». Celle de son surgissement et de sa brièveté le plus souvent, bien sûr, mais également de son élasticité qui, de l’occupation des places à l’exigence d’une transition, en passant par la périodicité des manifestations de rues sur plusieurs mois, déjoue le temps institutionnalisé du changement politique, rythmé par les élections. Celle enfin de son « immédiateté » et de son accélération.

L’étincelle et la vitesse de propagation de l’explosion ne cessent de surprendre. (...)

L’évènement socialise et politise à grande vitesse les acteurs, en redéfinissant la frontière de ce qui est toléré, accepté, et de ce qui ne l’est pas ou plus. Or, cette rapidité est foncièrement contradictoire, en ce qu’elle donne un élan considérable et bouscule le temps long des institutions. Au centre des enjeux : la durée de la mobilisation et, par prolongement, son devenir. La focale est mise sur l’éclat et le surgissement de l’action ; condition de sa force. Et de sa limite. (...)

L’une des spécificités de ces soulèvements, aussi différents soient-ils, est de croiser une identité nationale et populaire de façon inclusive, sur la base d’une mise en avant de la citoyenneté. L’affirmation de l’appartenance au peuple et à la nation semble consacrer l’accession de la « plèbe » – soit « l’ensemble des “non-citoyens”, c’est-à-dire des citoyens à qui l’on nie le droit à la citoyenneté » (Corten, Huart et Peñafiel, 2012) – à l’espace démocratique. (...)