
Mois après mois, les ventes de McDonald’s s’effondrent. Associée à la malbouffe et à l’obésité, la multinationale pâtit également de la concurrence de marques qui se présentent comme différentes : elles proposeraient des aliments naturels, traiteraient leurs employés avec respect, favoriseraient le commerce équitable, etc. Apôtres de ces nouvelles manières de consommer, les chaînes Starbucks et Subway sont parvenues à conquérir la planète.
(...) Subway et Starbucks. Ces deux géants de la restauration rapide ont débarqué en France respectivement en 2001 et 2004, après avoir tissé leur toile aux Etats-Unis en valorisant chacun une place singulière sur le marché du fast-food. Le premier n’est pas, comme Burger King, une multinationale cotée en Bourse dont les franchises sont souvent détenues par des spéculateurs (1), mais un réseau de petits entrepreneurs (la « famille Subway ») présentés comme proches de leurs salariés et soucieux de participer au développement de leur communauté. De plus, contrairement à McDonald’s et à Kentucky Fried Chicken (KFC), qui servent des aliments saturés en graisses, la sandwicherie propose des produits « sains ».
Starbucks, lui, se veut une entreprise différente, à la fois « haut de gamme » et « responsable ». Tandis que Tim Hortons et Dunkin’ Donuts vendent des muffins patibulaires et du café diaphane, l’inventeur du Frappuccino insiste sur la fraîcheur de ses sandwichs et de ses pâtisseries, sur ses talents de torréfacteur, sur ses jus naturels. Il vante également son engagement en faveur du commerce équitable et la gestion sociale de son personnel. Ses salariés ne sont pas de vulgaires employés de fast-food : traités avec « dignité et respect », selon la charte de l’entreprise, ils sont des « partenaires ». « Ce n’est pas juste un travail, c’est notre passion. Ensemble, nous acceptons la diversité pour créer un lieu où chacun d’entre nous peut être lui-même (2) », écrit M. Howard Schultz, le président-directeur général (PDG), qui règne sur 21 000 établissements répartis dans une soixantaine de pays et sur plus de 200 000 salariés. (...)
Après une brillante carrière chez Xerox et Hammarplast USA, M. Schultz a racheté l’entreprise pour 4 millions de dollars en 1987, quand elle n’était encore qu’une chaîne locale de Seattle fondée par deux amateurs de café. Depuis, à coups de livres à succès et d’apparitions dans les médias, il œuvre à bâtir sa légende. Défenseur de la réforme de l’assurance-maladie de M. Barack Obama, promoteur du droit au mariage homosexuel, militant pour l’interdiction du port d’armes, il ne manque jamais une occasion d’afficher son adhésion aux valeurs progressistes. (...)
M. Schultz occupe la 17e place du classement des « 50 meilleurs leaders du monde » établi par le magazine Fortune.
Si M. Frederick DeLuca, le PDG de Subway, est lui aussi très apprécié des médias américains, ce n’est pas pour sa fibre sociale, mais parce qu’il incarne la figure du self-made-man. (...)
Depuis, avec plus de 44 000 restaurants dans 105 pays, Subway a raflé à McDonald’s le titre du fast-food le plus tentaculaire. A la tête d’un réseau de petits entrepreneurs, M. DeLuca se montre toujours soucieux de défendre les intérêts de sa « famille ». Chaque fois que l’occasion se présente, il peste contre les lois qui entravent le petit commerce. (...)
Les franchisés, qui assument seuls les risques de faillite, reversent 12,5 % de leur chiffre d’affaires en royalties (contre 11 % chez KFC et Pizza Hut, ou 7 % chez Pomme de Pain et Planet Sushi). La maison mère se contente d’encaisser les chèques, d’assurer la publicité de la marque et de vérifier, en envoyant des contrôleurs, que chaque magasin applique scrupuleusement le cahier des charges : les treize étapes pour décongeler et cuire le pain, l’aménagement du magasin, le mobilier, les règles d’hygiène, la politique des prix, etc. « Ils décident et nous exécutons », constate un franchisé danois, évoquant ses rela-tions avec l’entreprise. « Si nous devions introduire un changement sans en informer l’agent de développement de Subway, nous aurions des problèmes », renchérit un autre (4). (...)
dès 1998, aux Etats-Unis, dans le cadre d’une commission de la Chambre des représentants, l’économiste Dean Sager parlait de Subway comme du « plus gros problème dans le domaine du franchisage », « l’exemple même de tous les abus imaginables ». Même son de cloche près de quinze ans plus tard sur le site français Blog-franchise.fr : « Le constat est sans appel, la majeure partie des franchisés survivent en trimant au quotidien. »
Sans doute tenus à un devoir de réserve, la plupart des gérants refusent de s’exprimer sur le contrat qui les lie à la multinationale américaine. Patron d’une boutique près de Lille, Michel accepte de donner quelques précisions sous couvert d’anonymat : « Subway veut ouvrir des restaurants partout, et il n’y a pas vraiment d’études de marché. On se retrouve parfois avec trois boutiques sur moins de 500 mètres et on se concurrence les uns les autres. Pour pouvoir vivre, beaucoup sont obligés d’ouvrir plusieurs restaurants », raconte-t-il, corroborant les données de l’Observatoire de la franchise selon lesquelles 70 % des nouveaux restaurants de l’enseigne en France sont ouverts par des multifranchisés. Le gérant du Nord se plaint également des exigences de Subway en matière de royalties : « Elles sont prélevées toutes les semaines, même quand les affaires vont mal. On peut vite accumuler des dettes. D’autant qu’on doit passer par les fournisseurs officiels de l’enseigne et qu’on n’a pas de marge de manœuvre pour discuter les prix. »
Quand nous interrogeons l’un des « développeurs régionaux » sur les difficultés de ses franchisés, il nous renvoie au service de relations publiques de l’entreprise, sous-traité en Europe auprès de l’agence britannique McKenna Townsend, qui est formelle : à part quelques cas isolés, les franchisés sont ravis. Pourtant, les faillites sont très fréquentes. Selon le magazine Capital (19 novembre 2013), en France, entre 2008 et 2010, 45 % des restaurants Subway ont changé de main.
Pressurés par la maison mère, les propriétaires de restaurants infligent le même traitement à leurs employés. Selon une enquête menée par CNN à partir des données du ministère du travail américain, les gérants de restaurants aux Etats-Unis ont commis 17 000 entorses au droit du travail entre 2000 et 2013 : heures supplémentaires non payées, retenues illégales sur salaire en cas de trous de caisse, licenciements abusifs… M. DeLuca a réagi en accablant ses franchisés, estimant qu’il s’agissait de « violations au niveau des magasins » et que cela ne concernait pas l’entreprise elle-même. D’ailleurs, a-t-il ajouté, « depuis trois ou quatre ans, nous travaillons étroitement avec le ministère du travail pour enseigner à nos propriétaires les bons comportements » (CNBC, 7 mai 2014). Les salariés de Subway ont peu de moyens de résister à leur gérant (...)
Selon M. Schultz, un salon Starbucks, c’est « plus qu’une merveilleuse tasse de café » : une « extension de la vie quotidienne, un “troisième lieu” entre la maison et le travail, un prolongement du domicile et du bureau » ; un terrain de sociabilité, où chaque client doit se sentir unique. Les « baristas » — les employés postés derrière le comptoir — sont incités à engager la conversation, à appeler le client par son prénom, à lui parler des inégalités raciales aux Etats-Unis (c’était le but de la campagne « Race Together » lancée par l’enseigne en mars 2015) ou des méthodes de torréfaction de l’entreprise.
Car le consommateur ne boit pas un café pour se réveiller, comme il le ferait dans un bistrot ; il n’ingurgite pas une boisson standardisée, au gramme et au degré près, de Dubaï à Rio de Janeiro : il pose un acte gastronomique. L’usage de l’italien pour désigner les boissons (« Latte », « Macchiato », « Frappuccino », etc.), la « règle des dix secondes » obligeant les baristas à jeter tout expresso qui n’a pas été entamé dans ce laps de temps au prétexte qu’il aurait perdu sa saveur, ou encore les brochures éditées par la chaîne (« Chaque grain de café nécessite un équilibre unique entre température et temps [de torréfaction] pour atteindre son pic individuel d’arôme, d’acidité, de corps et de saveur ») viennent accréditer cette idée : fruits d’un savant équilibre entre exactitude scientifique et passion incontrôlée, les produits Starbucks ne peuvent être appréciés que par des personnes raffinées. La chaîne parvient ainsi à drainer une clientèle mondialement uniformisée : des étudiants aisés, des actifs cosmopolites, des touristes, des expatriés, qui y trouvent un refuge familier et un lieu de distinction où l’on peut satisfaire son bon goût. « On a créé le business du café gourmet », se félicite M. Schultz.
De son côté, M. DeLuca se vante d’avoir créé celui du fast-food sain. (...)
un aliment n’est pas « sain », « naturel », ni même « frais » au seul prétexte qu’il n’a pas été cuisiné. Cultivés hiver comme été dans des serres surchauffées, gavés d’engrais et de pesticides, cueillis à peine mûrs (sinon franchement verts) pour avoir le temps d’être acheminés, les légumes des sandwichs Subway n’ont aucun goût. Les tranches de jambon, de dinde ou de bœuf, dont une affiche signale dans chaque restaurant qu’elles sont contre-indiquées aux personnes allergiques au lait et au soja, proviennent de véritables usines à viande où l’animal est traité comme une matière première que l’on peut mélanger et transformer à l’envi en y ajoutant de l’eau, du sel, du sucre, des stabilisateurs, etc. Aux Etats-Unis, la chaîne s’approvisionne auprès du géant West Liberty Foods — qui fournit également les hypermarchés Wal-mart et Costco. M. DeLuca s’est vu reprocher en juin 2015 l’usage excessif des antibiotiques pour traiter les animaux (8).
De plus, si l’on peut, à l’instar de M. Fogle, composer des sandwiches relativement diététiques, on peut aussi les truffer de sauce et de fromage et les accompagner de chips et de sodas ; ce que font la plupart des clients. Quant aux compositions suggérées par la chaîne, elles sont particulièrement caloriques. Dans leurs versions de 30 centimètres, les sandwichs « Big Philly Cheesesteak » et « Meatballs Marinara », deux des produits-phares de la chaîne, affichent respectivement 1 000 et 750 calories, quand le Big Mac de McDonald’s en contient 540.
De la même manière, c’est un peu par hasard que Starbucks s’est repositionné sur le créneau du commerce « éthique ». En novembre 1999, à Seattle, siège de l’entreprise, se déroule un sommet de l’Organisation mondiale du commerce. Des rassemblements altermondialistes ont lieu dans toute la ville. Parce qu’elles imposent le mode de vie américain à l’ensemble de la planète tout en reposant sur l’exploitation des paysans du Sud, les boutiques Starbucks sont prises pour cibles par les manifestants. Craignant de devenir, comme McDonald’s ou Nike, un symbole de l’impérialisme, M. Schultz et ses stratèges se lancent dans une opération de blanchiment social (social washing). (...)
Entre 1991 et 2013, le volume global des achats de café est passé de 30 milliards de dollars à 70 milliards. Dans le même temps, la part que les pays producteurs tiraient de cette activité a fondu de 40 % à 10 % (9). Starbucks a contribué à cette évolution.
Dès 2004, l’entreprise dépêche des lobbyistes à Washington, notamment pour travailler à l’abaissement des barrières douanières avec les pays où elle s’approvisionne (10). En 2006-2007, elle traîne l’Ethiopie devant les tribunaux américains pour l’empêcher d’enregistrer comme « appellation commerciale » trois de ses variétés de café. Afin d’éviter de payer des impôts sur les bénéfices dans les pays où elle s’implante, elle fait transiter ses fonds vers des paradis fiscaux, notamment via une société installée en Suisse (11). En tant que membre de la très puissante Association des fabricants de produits alimentaires (Grocery Manufacturers Association, avec Nestlé, Kraft Foods, Procter & Gamble…), elle promeut le libre-échange. Bref, elle agit comme n’importe quelle multinationale de l’agrobusiness. (...)
Et ses salariés ressemblent à ceux des autres enseignes de fast-food. Tels les « sandwich artists » de Subway, les « baristas » de Starbucks sont bons à tout faire : prendre les commandes, encourager le client à consommer (« Voulez-vous aromatiser votre café ? y ajouter le supplément crème ? »), préparer les boissons, tenir la caisse, mais aussi laver les tables, sortir les poubelles, faire la plonge, récurer les toilettes. Le tout avec le sourire, et pour un revenu qui excède à peine le salaire minimum, pourboires inclus.
Aux yeux de l’entreprise, les salariés sont interchangeables. (...)
La pression est grande pour empêcher les salariés de s’exprimer sur leurs conditions de travail. (...)