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le Monde Diplomatique
Stratégie pour une reconquête
Article mis en ligne le 26 novembre 2013
dernière modification le 23 novembre 2013

Le retour des controverses rituelles sur les prévisions de croissance, l’immigration ou le dernier fait divers conforte l’impression que l’ordre néolibéral aurait repris son rythme de croisière. Le choc de la crise financière ne paraît pas l’avoir durablement ébranlé. A moins d’attendre que des soulèvements spontanés ne produisent un jour une riposte générale, quelles priorités et quelle méthode peut-on imaginer pour changer la donne ?

« Le pays exige des expérimentations audacieuses et soutenues. Le bon sens est de choisir une méthode et de l’essayer. Si elle échoue, admettez-le franchement et essayez autre chose. Mais surtout, essayez quelque chose ! »

Franklin Roosevelt, 22 mai 1932

Cinq ans ont passé depuis la faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008. La légitimité du capitalisme comme mode d’organisation de la société est atteinte ; ses promesses de prospérité, de mobilité sociale, de démocratie ne font plus illusion. Mais le grand changement n’est pas intervenu. Les mises en cause du système se sont succédé sans l’ébranler. Le prix de ses échecs a même été payé en annulant une partie des conquêtes sociales qui lui avaient été arrachées. « Les fondamentalistes du marché se sont trompés sur à peu près tout, et pourtant ils dominent la scène politique plus complètement que jamais », constatait l’économiste américain Paul Krugman il y a déjà près de trois ans (1). En somme, le système tient, même en pilotage automatique. Ce n’est pas un compliment pour ses adversaires. Que s’est-il passé ? Et que faire ?

La gauche anticapitaliste récuse l’idée d’une fatalité économique parce qu’elle comprend que des volontés politiques l’organisent. Elle aurait dû en déduire que la débâcle financière de 2007-2008 n’ouvrirait pas une voie royale à ses projets. (...)

La victoire des néolibéraux depuis 2008 doit beaucoup au secours de la cavalerie des pays émergents. Car le « basculement du monde », ce fut aussi l’entrée dans la danse capitaliste des gros détachements de producteurs et de consommateurs chinois, indiens, brésiliens. Lesquels servirent d’armée de réserve au système au moment où il semblait à l’agonie (...)

L’existence des « bourgeoisies nationales » — et la mise en œuvre de solutions nationales — se heurtent donc au fait que les classes dirigeantes du monde entier ont désormais partie liée. A moins de demeurer mentalement encalminé dans l’anti-impérialisme des années 1960, comment escompter encore, par exemple, qu’une résolution progressiste des problèmes actuels puisse avoir pour artisans des élites politiques chinoise, russe, indienne aussi affairistes et vénales que leurs homologues occidentales ? (...)

e jeu demeure néanmoins plus ouvert dans l’ancienne arrière-cour des Etats-Unis qu’à l’intérieur de l’ectoplasme européen. Et si l’Amérique latine a connu six tentatives de coup d’Etat en moins de dix ans (Venezuela, Haïti, Bolivie, Honduras, Equateur et Paraguay), c’est peut-être que les changements politiques impulsés par des forces de gauche y ont réellement menacé l’ordre social, transformé les conditions d’existence des populations.

Et démontré ainsi qu’il existe bien une alternative, que tout n’est pas impossible, mais que pour créer les conditions de la réussite il faut engager des réformes de structure, économiques et politiques. Lesquelles remobilisent des couches populaires que l’absence de perspective a enfermées dans l’apathie, le mysticisme ou la débrouille. C’est peut-être aussi comme cela qu’on combat l’extrême droite. (...)

Cet ordre, comment le contenir, puis le refouler ? L’extension de la part du secteur non marchand, celle de la gratuité aussi, répondraient d’un seul coup à ce double objectif. (...)

comment éviter alors de basculer d’une tyrannie des marchés à un absolutisme d’Etat ? Commençons, nous dit le sociologue Bernard Friot, par généraliser le modèle des conquêtes populaires qui fonctionnent sous nos yeux, la Sécurité sociale par exemple, contre laquelle s’acharnent des gouvernements de toutes obédiences. Ce « déjà-là émancipateur » qui, grâce au principe de la cotisation, socialise une partie importante de la richesse, permet de financer les pensions des retraités, les indemnités des malades, les allocations des chômeurs. Différente de l’impôt perçu et dépensé par l’Etat, la cotisation ne fait pas l’objet d’une accumulation et, à ses débuts, fut principalement gérée par les salariés eux-mêmes. Pourquoi ne pas aller plus loin (6) ?

Délibérément offensif, un tel programme comporterait un triple avantage. Politique : bien que susceptible de réunir une très large coalition sociale, il est irrécupérable par les libéraux ou par l’extrême droite. Ecologique : il évite une relance keynésienne qui, en prolongeant le modèle existant, reviendrait à ce qu’« une somme d’argent soit injectée dans les comptes en banque pour être redirigée vers la consommation marchande par la police publicitaire (7) ». Il privilégie aussi des besoins qui ne seront pas satisfaits par la production d’objets inutiles dans les pays à bas salaires, suivie de leur transport en conteneurs d’un bout à l’autre de la Terre. Un avantage démocratique enfin : la définition des priorités collectives (ce qui deviendra gratuit, ce qui ne le sera pas) ne serait plus réservée à des élus, à des actionnaires ou à des mandarins intellectuels issus des mêmes milieux sociaux.

Une approche de ce type est urgente (...)

La question de la dette gagne tout autant que celle de la gratuité à ce qu’on dévoile son arrière-plan politique et social. Rien de plus courant dans l’histoire qu’un Etat pris à la gorge par ses créanciers et qui, d’une façon ou d’une autre, se dégage de leur étreinte afin de ne plus infliger à son peuple une austérité à perpétuité. (...)

Réfléchir à l’assemblage des pièces

Si les idées pour remettre le monde à l’endroit ne manquent pas, comment les faire échapper au musée des virtualités inaccomplies ? Ces derniers temps, l’ordre social a suscité d’innombrables contestations, des révoltes arabes aux mouvements d’« indignés ». Depuis 2003 et les foules immenses rassemblées contre la guerre d’Irak, des dizaines de millions de manifestants ont envahi les rues, de l’Espagne à Israël, en passant par les Etats-Unis, la Turquie ou le Brésil. Ils ont retenu l’attention, mais n’ont pas obtenu grand-chose. Leur échec stratégique aide à baliser la marche à suivre.

Le propre des grandes coalitions contestataires est de chercher à consolider leur nombre en évitant les questions qui divisent. Chacun devine quels sujets feraient voler en éclats une alliance qui n’a parfois pour assise que des objectifs généreux mais imprécis : une meilleure répartition des revenus, une démocratie moins mutilée, le refus des discriminations et de l’autoritarisme. A mesure que la base sociale des politiques néolibérales se rétrécit, que les couches moyennes paient à leur tour le prix de la précarité, du libre-échange, de la cherté des études, il devient d’ailleurs plus facile d’espérer rassembler une coalition majoritaire.

La rassembler, mais pour quoi faire ? Les revendications trop générales ou trop nombreuses peinent à trouver une traduction politique et à s’inscrire dans le long terme (...)

La partie n’est pas perdue. L’utopie libérale a brûlé sa part de rêve, d’absolu, d’idéal, sans laquelle les projets de société se fanent puis périssent. Elle ne produit plus que des privilèges, des existences froides et mortes. Un retournement interviendra donc. Chacun peut le faire advenir un peu plus tôt.