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Stupeur et tremblements : Canal+ entre dans l’ère Bolloré
Article mis en ligne le 28 septembre 2015

Il coupe les têtes sans préavis, met son nez dans la ligne éditoriale, divise pour mieux régner. Depuis l’arrivée du milliardaire Vincent Bolloré, la chaîne cryptée est sens dessus dessous. La fin d’une époque, et celle qui se profile a de quoi faire peur.

Mise à jour du 25/09 : On connaît désormais le montant du gros chèque déboursé par Vincent Bolloré pour retenir Cyril Hanouna, et c’est ce dernier qui en a lui-même donné le montant lors de son audition devant le CSA. Il s’agit d’un montant (révélé par BFM) assez halucinant de 50 millions d’euros par an sur cinq ans, soit donc un total 250 millions d’euros. Le contrat précédent entre D8 et Hanouna n’était « que » de 19 millions d’euros par an... (...)

depuis deux mois, on ne peut pas dire que l’homme d’affaires multicarte — énergie, gestion de ports en Afrique, transport, plantations, logistique, batteries et voitures électriques (Autolib’, à Paris), publicité avec Havas, médias... — provoque l’hilarité dans les couloirs de Canal+, où il a lancé une purge sans précédent. Ça a commencé avant l’été, avec « l’affaire des Guignols ». Peu friand des marionnettes, il demande leur suppression de l’antenne. Tout simplement. ­Refus du numéro 2 de la chaîne, Rodolphe Belmer. Mais Bolloré insiste. L’affaire commence à s’ébruiter. Mobilisation, pétition. Finalement, les Guignols sauvent leur tête. Mais pas Rodolphe Belmer, douze ans de service, brutalement débarqué le 3 juillet. Officiellement pour mauvaise gestion et manque de renouvellement à l’antenne. Officieusement, outre d’avoir tenu tête au nouveau boss, on lui reproche d’avoir resigné Le grand journal avec son producteur historique, Renaud Le Van Kim. (...)

« Ces décisions sont tombées alors qu’on venait de débaucher des gens pour la nouvelle saison, explique un ancien de l’équipe. Du jour au lendemain, beaucoup se sont retrouvés sans rien. Plutôt violent. » Résultat : une quarantaine de personnes sur le carreau. Certains négocient aujourd’hui encore leurs conditions de départ. D’autres ont été reclassés à La nouvelle édition (retour à l’antenne le 28 septembre). L’émission du midi, jusqu’ici produite par la boîte maison, Flab Prod, est tombée dans l’escarcelle de la société de Renaud Le Van Kim (dont Bolloré a exigé la démission !) à l’issue d’un gentlemen’s agreement : Bolloré ne voulait pas payer d’indemnités faramineuses après la rupture du contrat du Grand journal. Mais l’ « arrangement » ne durera qu’un an. (...)

Trois semaines après Belmer et Le Van Kim, un autre baron de Canal+ passe à la trappe : Ara Aprikian, le patron de D8. Deux vigiles le sortent manu militari de son bureau. Stupeur dans les couloirs. Et étonnement vu son bilan : il a fait de la chaîne le leader de la TNT en audience — évidemment, faut pas être trop regardant sur les programmes... Selon nos informations, Ara Aprikian paie de ne pas avoir sécu­risé le contrat de Cyril Hanouna, l’animateur vedette, qui a failli partir cet été sur TF1. Bolloré l’a retenu à la dernière minute, moyennant un gros chèque et une exclusivité de cinq ans...

Pendant un an, il met son nez partout, le temps d’établir un diagnostic.

Retour au 3 septembre. Pour Vincent Bolloré, ce jour marque aussi l’aboutissement de la stratégie qu’il mène depuis trois ans. Dans quelques minutes, il va éjecter Bertrand Meheut de son siège de pdg de Canal+. Malgré ses grosses lunettes, celui qui a sauvé la chaîne cryptée de la faillite il y a douze ans n’a rien vu venir. (...)

On résume : Bolloré vend ses chaînes, puis les récupère deux ans plus tard en devenant patron de Vivendi-Canal+ ! Dans le monde des affaires, ça s’appelle un coup de maître — les Guignols en feront d’ailleurs un sketch, qui n’a, dit-on, pas du tout faire rire Vincent Bolloré. Et comme à chaque acquisition, l’homme d’affaires breton prend les choses en main. Pendant un an, il va mettre son nez partout, le temps d’établir un diagnostic. Avant de frapper. Fort. En deux mois, il a éparpillé façon puzzle tout le top management de Canal+. (...)

Parmi les salariés, beaucoup sont groggy, choqués par ces méthodes brutales. « C’est encore pire qu’au moment de Messier, confie un ancien, vingt-cinq ans de maison. Tout le monde a peur de se faire virer dans le quart d’heure s’il la ramène. » On rase les murs, on évite de parler trop fort des « événements » qui secouent l’entreprise. « L’étage de la direction, c’est le désert des Tartares, raconte un autre. Chaque fois qu’on croise un manager, il est blême. A l’heure actuelle, la boîte est bloquée, comme en suspens. » (...)

On pourrait s’étonner de l’absence de révolte, de cette apathie généralisée. Bol­loré, neuvième fortune de France selon Challenges, achète le silence de ceux qu’il vire, comme il l’a fait avec les anciens auteurs des Guignols. Surtout, il a minutieusement préparé son coup. Il s’est mis les syndicats dans la poche avec cette promesse imparable : pas de licenciement. Mieux, ses décisions reprennent certaines de leurs revendications. « Ça fait des années qu’on dit que nous avons les équipes et les moyens pour produire plus en interne, confie un élu. Bolloré nous a dit : tous ces managers, ils se sont bien sucrés. Je veux rendre du pouvoir aux opérationnels. » Diviser pour mieux régner, c’est vieux comme le Comité des forges.
“Loyauté” envers le grand chef

Passé le grand ménage, Vincent Bolloré place maintenant ses hommes. Partout. Au cinéma, au sport, à l’info. Son idée ? « Intégrer totalement » Canal+ dans Vivendi, en faire une simple filiale, à l’image d’Universal Music et de la plateforme Dailymotion. Dans ce schéma, les nouveaux venus font plus figure de courroie de transmission que de véritables décideurs. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne discuteront jamais les ordres du grand chef. Dans la maison Bolloré, on appelle ça la loyauté. (...)

Le nouveau boss d’i>Télé (qui sera bientôt rebaptisée CNews) Guillaume Zeller, 38 ans, lui, n’a que dix ans de maison. A la chaîne d’info, on s’inquiète de son profil. Proche des catholiques traditionalistes, ce Zeller, petit-fils de l’un des quatre généraux organisateurs du putsch d’Alger en 1961, intervient aussi à ses heures sur les ondes de Radio Courtoisie, antenne proche de l’extrême droite. Voudra-t-il droitiser la ligne éditoriale, à moins de deux ans de la présidentielle ? (...)

Vincent Bolloré a un rapport très personnel à l’information et aux journalistes. Son credo : « c’est celui paie qui commande ». En 2008, une émission consacrée à Nicolas Sarkozy et les femmes a été déprogrammée de Direct 8 pour ne pas froisser un président que l’homme d’affaires avait accueilli sur son yacht quelques jours après son élection. Dans ses médias, il veut toujours garder le « contrôle éditorial ». Et à Canal+ ? Aussi. Mi-mai, un documentaire de Spécial investigation sur le Crédit Mutuel a été déprogrammé in extremis à la demande expresse du patron. Pourquoi ? Le Crédit Mutuel est une des banques historiques du groupe Bolloré, c’est même elle qui a porté l’opération lors de laquelle Vivendi a pris 100 % des parts de Canal+ (1). Vous suivez ? (...)

La présence ou non de la marionnette de Vincent Bolloré aux Guignols, qui feront leur retour en crypté à 20h50 au mieux début octobre, dans une nouvelle formule, sera aussi révélatrice de la longueur de la bride laissée aux nouveaux auteurs. (...)

Pour une chaîne qui a construit une partie de son image sur l’irrévérence et la liberté d’expression, ça la fiche un peu mal. Beaucoup s’interrogent d’ailleurs sur les réelles intentions de Vincent Bolloré à l’égard de Canal+. Les programmes indigents de Direct 8 ne plaident pas en sa faveur. « On ne sait pas si son but, c’est la satisfaction de l’abonné ou celle de l’actionnaire », lâche un ancien salarié. (...)

Le remue-ménage à la chaîne cryptée inquiète aussi la filière cinéma, dont Canal+ reste le principal bailleur de fonds (2) — elle verse près de 200 millions d’euros par an en préachats. Même si les accords ont été resignés pour cinq ans en mai dernier, personne n’est tranquille, notamment pour le financement des films d’auteur. Et si Vincent Bolloré décidait de tout remettre à plat ? « Après le départ de Pierre Lescure, en 2002, c’est parti en vrille pendant deux ans, le temps que Canal+ se réinvente, se souvient une salariée. Là, ça va faire pareil. » Sauf que Canal+ n’a plus vraiment le temps, pressée par les assauts des géants Netflix ou Amazon. Dans la (longue) lettre qu’il a envoyée aux salariés de Canal+ lors de sa prise de pouvoir, Vincent Bolloré dit d’ailleurs vouloir développer le groupe à l’international, sur « les marchés de langues anglaise et espagnole ». Mais glisse ce précepte : « L’arrogance n’est pas un comportement qui permet d’avancer. » Le nouvel esprit Canal ?