Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Orient XXI
Sur la télévision indienne, la haine antimusulmane crève l’écran
Article mis en ligne le 27 octobre 2020

« Love jihad », « corona jihad »… Sur de nombreuses chaines indiennes, le « djihad » se conjugue à toutes les sauces. Le message, lui, reste toujours le même : les musulmans ont un plan secret pour dominer, remplacer, voire assassiner la majorité hindoue du pays. Des théories complotistes tolérées, et même encouragées par le gouvernement nationaliste de Narendra Modi.

« Imaginez que des djihadistes deviennent agents locaux et secrétaires dans les ministères. » Telle était la menace proférée dans « Bindas Bol » (« Parlons librement »), une émission produite par la chaîne indienne Sudarshan News. Sur dix épisodes, le show prétendait révéler comment les musulmans infiltraient le gouvernement indien. Sa thèse ? Le concours de l’Union Public Service Commission (UPSC), porte d’entrée pour la fonction publique en Inde, favoriserait largement les musulmans. Ceux-ci seraient de plus en plus nombreux à postuler, bénéficieraient d’un âge limite supérieur au reste de la population, de concours préparatoires gratuits, d’une plus grande clémence dans la notation… Un complot baptisé « UPSC jihad » par Suresh Chavanke, directeur de la chaîne, présentateur vedette de l’émission et membre revendiqué du mouvement extrémiste hindou Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) (Organisation volontaire nationale).

Manipulation avérée

Dès la diffusion de la bande-annonce de l’émission, de nombreuses voix s’élèvent et la Cour suprême est saisie. Il faudra cependant attendre quatre épisodes pour que l’émission soit interrompue pour violation du code des programmes, le 15 septembre 2020. Car dans cette « enquête », tout est faux (...)

Au côté du Free Speech Collective, de nombreux médias ont débusqué les contre-vérités. Pourtant, l’émission n’est pas interdite ; juste suspendue. Sudarshan News doit s’expliquer devant la Cour suprême, qui se penchera sur son cas le 26 octobre. (...)

Suresh Chavanke a déjà été condamné plusieurs fois pour incitation à la haine. Quant à sa chaîne, fondée en 2005, elle multiplie les cas de désinformation et de manipulation. Ainsi en 2019, elle mélange une vidéo de procession musulmane pacifique avec des slogans appelant à tuer des hindous. Le site Altnews en fait la démonstration sans que Sudarshan News ne soit inquiété pour autant.
L’arbre qui cache la forêt

Il aura donc vraiment fallu que Bindas Bol passe les bornes pour que les autorités réagissent. Mais l’affaire de l’« UPSC jihad » n’est que l’arbre qui cache la forêt. « La vérité est qu’une grande partie de la télévision indienne est entrée dans une surenchère islamophobe avec l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir », explique Teesta Setalvad. Activiste et journaliste, elle est membre du mouvement Citizen for Justice and Peace, qui surveille les discours haineux dans les médias et sur les réseaux sociaux. (...)

Peu avant l’épidémie de la Covid-19, des manifestations éclatent en Inde contre plusieurs lois jugées antimusulmanes. Le nouveau Registre national des citoyens risque de priver de leur nationalité une partie des musulmans pendant qu’un amendement à la loi sur la citoyenneté de 1955, le Citizenship Amendment Bill (CAB) favorise la naturalisation des réfugiés non musulmans. L’ensemble fait suite à la révocation de l’autonomie du Cachemire à majorité musulmane le 5 août 2019. Dans la capitale New Delhi, l’affrontement entre partisans et détracteurs des lois dégénère en émeutes. Un membre du BJP appelle à « tirer sur les traîtres » à la nation. Des quartiers sont incendiés et 53 Indiens, principalement musulmans, trouvent la mort. Pour le gouvernement, ce sont pourtant les victimes de ce pogrom qui sont responsables de complot. De nombreux étudiants, professeurs et intellectuels passent sous les verrous pour sédition. Une véritable chasse aux sorcières, qui continue aujourd’hui.

Sorti en septembre 2020, le rapport The Wages of Hate : Journalism in Dark Times montre comment une partie des médias indiens ont relayé sans filtre cette propagande nationaliste hindoue du gouvernement central. (...)

Autre épisode marquant : les accusations de « super contaminateurs » contre les musulmans durant l’épidémie. (...)

Sur les réseaux sociaux, une vidéo où un groupe d’hommes musulmans lèche des ustensiles et des couverts prétend même qu’ils propagent l’infection à dessein. Elle date en réalité de 2018. Le terme de « corona jihad » est popularisé par de nombreuses chaînes, comme Republic TV, dont le présentateur vedette Arnab Goswami est connu pour ses diatribes fiévreuses. « Pendant le confinement, pourquoi la foule se rassemble-t-elle uniquement près des mosquées ? », hurle-t-il ainsi à l’antenne. (...)

La TV indienne se voit aussi censurée lorsqu’elle diffuse des programmes supposés promusulmans. Dans l’État de l’Assam, une série mettant en scène une femme hindoue sauvée par un homme musulman en a fait les frais. (...)

Derrière cette proximité des théories fondamentalistes hindoues avec la télévision indienne, pouvoirs politiques et puissances financières s’entremêlent. (...)

Le premier ministre Narendra Modi, qui n’a pas tenu une seule conférence de presse depuis son élection, choisit de s’exprimer seulement auprès des médias qui lui sont favorables. (...)

L’absence de cadre légal facilite également ces dérives. Il existe autour de 400 chaînes d’information en Inde, mais pas d’équivalent du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) français. Des sections du Code pénal permettent en principe d’agir contre la diffamation ou le mensonge. (...)
Cependant, il est rarement utilisé dans les faits. (...)

Course à l’audience

Les contenus agressifs — qu’ils visent les musulmans ou d’autres — permettent enfin d’attirer une large audience autour de sujets non essentiels. C’est ainsi qu’en pleine pandémie, les télévisions indiennes, Republic TV en tête, ont consacré deux mois de couverture au suicide d’une star de Bollywood. Sa petite amie a été accusée de tous les maux, avant d’être finalement innocentée. « Pendant ce temps, la gestion de la Covid du gouvernement, et d’autres sujets bien plus importants pour les Indiens passaient à la trappe », déplore Geeta Seshu.

« Grâce à la répétition constante, on construit un récit politique, moral et historique qui devient finalement la vérité. Dans ce voyage vers l’abîme de l’intolérance, des journalistes deviennent des agents de l’État, et même des destructeurs de société. Ces ingrédients existaient en Allemagne nazie et au Rwanda », déplore le rapport The Wages of Hate. (...)

Le modèle économique de la presse indépendante est cependant de plus en plus fragile et son audience limitée face au média de masse que constitue la télévision.