
Pénible par nature, le métier d’éboueur l’est d’autant plus lorsque les tournées se font plus nombreuses, sans moyens humains supplémentaires. Les éboueurs sont parfois pris en étau entre les restrictions budgétaires des collectivités territoriales et la volonté des entreprises de faire des bénéfices. C’est ce qu’a remarqué Franck Désprez, un journaliste basé à Nancy, en Lorraine. Pendant quatre mois, il a travaillé en tant qu’intérimaire parmi les éboueurs du Grand Nancy. Il raconte l’ordinaire méconnu de ces galériens des aurores.
(...) Le métier d’éboueur – ou de ripeur [3] – requiert, à la base, une capacité d’adaptation constante. Mais quand tu es intérimaire, le changement, c’est tout le temps ! Changement régulier de poste, tout d’abord : être appelé pendant une semaine du soir, ou même deux, commencer à 18 h 45, finir à 2 ou 3 heures, parfois jusqu’au samedi, comme ça, et reprendre le lundi matin à 4 heures. Autrement dit, commencer sa journée à l’heure où elle se terminait deux jours plus tôt.
Mais aussi changement quasi quotidien d’équipe de travail, et donc de tournée. Rares sont les fois où l’on te fait travailler avec les mêmes personnes plus de deux jours. Il faut donc non seulement redécouvrir quotidiennement l’environnement de travail, découvrir sur le tas tous les dangers urbains (passages piétons, des vélos, des voitures), mais aussi faire ses preuves à chaque tournée avec les collègues du jour. Cela se traduit par une fatigue mentale importante et un relâchement inévitable sur le rendu du travail. (...)
La politique de l’entreprise est de faire constamment appel à de nouveaux intérimaires plutôt que de titulariser les précédents.
Les tournées spéciales hôpitaux
« Tu vas voir, un peu plus loin, t’auras une benne remplie de pots de sperme de cheval. » À l’arrière du camion-benne, Wilson, un intérimaire d’une vingtaine d’années, m’avertit alors que nous longeons les immenses bâtiments d’un lycée agricole. C’est aussi ça, la réalité du métier. À côté des laboratoires où sont tentées des expériences scientifiques en journée, des traces d’un blanc douteux se sont formées autour des sacs poubelles posés à terre. De longues traînées laiteuses persistent sur les parois de la trémie qui emporte des dizaines d’éprouvettes toutes ouvertes et pleines. Il faut faire fonctionner la presse du camion des dizaines de fois pour que tout soit enfin avalé. Gloups ! Moi qui étais déjà écœuré par les cendres d’un chat que j’avais avalées en soulevant le couvercle de la poubelle d’une clinique vétérinaire, me voilà servi.
Les anciens ne sont pas impressionnés par ces histoires d’animaux. Eux ont connu les tournées spéciales hôpitaux. (...)
La « purée » jaillie des poubelles
La vue n’est pas le seul sens mis à rude épreuve. L’odorat et le toucher le sont aussi. Beaucoup de sacs poubelles, une fois compressés sous l’effet de la presse, explosent et délivrent le jus contenu à l’intérieur, parfois en plein sur le visage du ripeur accroché à l’arrière du camion. Du lait caillé, même largement périmé, passe encore. Mais la « purée » jaillie des poubelles d’une maison de retraite, elle, est vite insupportable.
Pire que les fonds de poubelles, l’éboueur est confronté à de nombreux dangers. L’un a eu la main entaillée par un couteau, lorsqu’il était intérimaire dans les années 1990. Cicatrice à vie. Un autre a eu très peur à cause d’une seringue. Une simple inhalation d’un bio-aérosol, et ce sont des problèmes pulmonaires, gastro-intestinaux et cutanés, qui peuvent s’ensuivre. Un malheureux contact avec des moisissures peut entraîner des réactions allergiques [4]. Rien qu’une poussière peut provoquer un décollement de la rétine. « Ce n’est même plus rouge qu’il était, mon œil... », me racontait un intérimaire.
Évidemment, les dangers ne se trouvent pas uniquement au fond des poubelles. Après s’être pris une seringue dans la main, un jeune intérimaire a cumulé, à lui seul, une cheville foulée sur une bordure, lors d’un « coup de bourre » (deux mois d’arrêt), et une douleur inquiétante au cœur, accompagnée de suées (deux jours d’arrêt). Malchance ou conséquence du rythme qu’il faut tenir ?
Espérance de vie limitée
D’après le responsable d’exploitation de la Rimma, les accidents sont, la plupart du temps, causés par des personnes extérieures à l’entreprise. En 2013, un chauffeur passablement éméché s’est encastré à l’arrière du camion-benne, encastrant un ripeur entre le capot et la benne. Après avoir passé un long moment dans le coma, le ripeur a subi de nombreuses opérations, notamment des poses de broches et des greffes de peau. Même s’il peut marcher avec des béquilles, aux dernières nouvelles, il serait toujours handicapé. C’est l’accident le plus grave survenu dans l’entreprise, qui affirme que les accidents ne cessent de diminuer.
L’entreprise fait bien de mettre en avant le taux d’accidentologie des éboueurs, bien moins frappant que l’espérance de vie pour mesurer la dangerosité du métier. Une enquête de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, réalisée en 2004 [5], révélait que l’espérance de vie des éboueurs « à 60 ans est de 16 ans et se situe en dessous de celle des hommes ouvriers non qualifiés en France (17 ans), et loin derrière celle de l’ensemble de la population masculine au même âge (19,4 ans) » (...)
Alors que les actionnaires de Veolia se sont accaparés 90 % des bénéfices de l’entreprise en 2012 (lire notre article), la logique du bouc émissaire semble omniprésente chez les éboueurs. « De toute façon, pour moi les Roms, les branleurs, les assistés, je les mets tous dans le même sac », dit un chauffeur. Une bonne partie des éboueurs regroupent, dans leur imaginaire, tous ceux qu’ils considèrent comme inférieurs à eux sur l’échelle sociale (étrangers, habitants de banlieue, bénéficiaires de minima sociaux), un mécanisme de défense qui a pour but de laisser la position de rebuts sociaux aux autres. « Tu sais, la Marine, je voudrais bien qu’elle passe pour voir ce que ça donnera », me confie un titulaire, qui n’a pourtant jamais voté. Un faux espoir auquel se raccrochent la majorité des éboueurs, moins par soutien au Front national que par écœurement de « la droite et la gauche, toujours la même chose... ». (...)
« Vous n’avez pas le droit de courir, c’est interdit. Ce qu’on vous demande d’adopter, c’est la marche rapide », expliquent les formatrices aux futurs intérimaires dès la session de recrutement à Adecco. « Un jour, je me suis fait engueuler parce qu’un chef m’a vu en train de courir. Alors on se dit : “c’est bon, à partir de maintenant, on ne court plus”. Mais après ça, voilà qu’on était trop lent... », commente-t-on à l’arrière du camion-benne.. (...)