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Amnesty International
Syrie : la nuit sans fin des enfants de Daech
Article mis en ligne le 10 avril 2022

Plusieurs dizaines de milliers de femmes et d’enfants de l’État islamique sont retenus dans les camps insalubres du nord-est syrien. Parmi eux, plus de 300 Français. Alors qu’un nombre grandissant de pays ont rapatrié mères et enfants, pourquoi le gouvernement français tarde-t-il à faire de même pour ses ressortissants ?

Niché au creux des vallons arides de la steppe syrienne, le site de Roj possède tous les attributs d’un camp de réfugiés. Allées insalubre, tentes siglées du logo de l’Onu, toilettes de fortune que partagent des dizaines de familles. Des enfants aux silhouettes chétives tuent le temps sur un terrain de jeux rouillés. Très vite, pourtant, apparaît une saisissante fresque composée de soldats perchés au sommet de miradors et de regards fuyants, sur fond de clameur russe, de chuchotements arabes, de rires indonésiens et d’invectives anglaises. Un « je veux sortir d’ici », tristement murmuré dans la langue de Molière par un enfant aux joues creuses, vient achever le tableau. Mehdi*, un Français de 9 ans, fait partie des quelques 3 000 enfants et femmes enfermés dans cette prison à ciel ouvert. « Les femmes ont toutes fait partie de l’État islamique et sont originaires d’une cinquantaine de pays. Elles attendent d’être rapatriées avec leurs enfants, mais les choses traînent », explique l’un des responsables du camp, doté d’un sens certain de l’euphémisme.

Pour la plupart, ces femmes ont été interpellées en mars 2019 à l’issu de la bataille d’Al-Baghouz, l’ultime défaite militaire de l’État islamique. Elles sont alors séparées de leurs conjoints djihadistes et conduites avec leurs enfants vers plusieurs camps du Rojava, une province de l’Est syrien conquise par les Kurdes à la faveur de la guerre. Ainsi parqués dans des conditions humanitaires décriées par de plus en plus d’ONG, dont Amnesty International, les « enfants de Daech » et leurs mères font aujourd’hui l’objet d’un inextricable imbroglio mêlant raison d’État, atermoiements politiques et intérêts géostratégiques. La France, pays européen le plus meurtri par les assauts de l’organisation terroriste, tient une ligne particulièrement dure envers ses ressortissants et n’aurait rapatrié que 35 mineurs, pour la plupart orphelins. Environ 250 autres enfants français et 80 femmes végètent toujours aux confins de la Syrie, hors de tout processus judiciaire. « J’assume avoir fait une erreur et je sais l’hostilité que nous suscitons, mais je souhaite revenir chez moi », lâche doucement Sabrina* depuis le parloir du camp de Roj. (...)

Un blocage politique

Jusqu’à l’hiver 2019, l’exécutif français multiplie pourtant les déclarations volontaristes. Il semble préparer l’opinion au retour de tous les Français, hommes compris. « Ce sont des Français avant d’être des djihadistes », avance même Christophe Castaner, le ministre de l’Intérieur de l’époque. Le gouvernement est au diapason, la machine gouvernementale s’enclenche : selon le journal Libération, les services de l’État vont jusqu’à préparer une opération d’exfiltration pour quelques 250 Français retenus en Syrie. Las, Emmanuel Macron ferme le banc en février 2019. Il inaugure une nouvelle doctrine : le jugement et l’incarcération des djihadistes là où ils se trouvent, le « cas par cas » pour les enfants. Pourquoi un tel revirement ? Beaucoup d’observateurs relèvent qu’au même moment est publié un sondage de l’institut Odoxa, dont 89 % du panel se dit opposé au retour des djihadistes et deux tiers s’opposent au retour des enfants. « Le blocage est purement politique, l’Élysée s’est piégé, tempête Marie Dosé, l’avocate du Collectif des familles unies, une association de familles de Français partis rejoindre Daech. (...)

L’isolement du gouvernement français est renforcé par les prises de position d’une kyrielle d’institutions nationales et internationales. « Le refus de la France de rapatrier des enfants français détenus dans les camps syriens (…) viole leur droit à la vie, ainsi que leur droit à ne pas subir de traitements inhumains et dégradant », condamne le comité des droits de l’enfant de l’Onu, le 24 février dernier. Même son de cloche au Parlement européen, à l’origine d’une résolution exhortant les membres de l’Union européenne au rapatriement. Ainsi qu’au Conseil de l’Europe, dont une commissaire a épinglé la France pour non-respect de la Convention Européenne des droits de l’homme. Les deux principales autorités administratives françaises sur la question, la Commission nationale consultative des droits de l’homme et le Défenseur des droits, ont adopté des positions similaires dès 2019. Pourtant, les procès intentés par les familles vont se fracasser sur la notion d’acte de gouvernement, une spécificité de la jurisprudence tricolore. (...)

Impasse judicaire

Tenues en échec dans l’Hexagone, certaines familles saisissent finalement la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et poussent le gouvernement à dévoiler son principal argument : l’absence de juridiction. (...)

« Seuls les Français se font barrer l’accès aux camps », observe le grand-père d’un garçon retenu à Roj. « Un membre haut placé dans l’appareil kurde nous a avoué avoir peur de déplaire à la France », rapporte la député Frédérique Dumas2, qui a participé à l’une des missions avortées.

L’État français empêche-t-il la représentation nationale d’accéder aux camps ? « Si ces personnes n’ont pas pu franchir la frontière, c’est que la France nous en a donné l’ordre direct », confirme Ilham Ahmed, le numéro deux du gouvernement du Rojava. (...)

Un temps envisagée, l’installation d’un tribunal international au Rojava a fait long feu : trop compliqué logistiquement, trop sensible diplomatiquement. « Je l’ai personnellement demandé à plusieurs pays, y compris à la France, mais on m’a expliqué qu’il n’était pas possible d’installer un tel tribunal dans un territoire sans existence juridique propre, regrette Ilham Ahmed. Sans aide extérieure, juger les djihadistes ici est impossible. Nous sommes en guerre sur de multiples fronts, à la tête d’une économie sous embargo et n’avons donc ni le temps, ni les moyens, ni les compétences pour juger des milliers de personnes contre lesquelles nous n’avons presque aucune preuve ». (...)

Le risque de l’impunité

Malgré le semblant de reconnaissance internationale conféré aux Kurdes de Syrie par leur qualité de geôliers de Daech, le fardeau semble bien lourd. Et cette précarité risque, à terme, de rimer avec impunité pour certaines djihadistes. Certes, beaucoup affirme avoir tourné la page et assurent qu’elles ont passé davantage de temps en cuisine que sur le champ de bataille. Mais d’autres restent, au mieux, fragiles psychologiquement. (...)

Au camp de Hol, principal lieu de détention de femmes de djihadistes, le climat est carrément insurrectionnel. « Nous maîtrisons difficilement le camp, reconnaît Haval Siamand, l’un des directeurs de l’administration pénitentiaire kurde, il y a des cellules dormantes de l’État islamique et les règlements de compte ne sont pas rares. Il y a eu plus d’une centaine de meurtres à l’arme blanche depuis 2018 ». Une radicalisation que n’élude pas un bon connaisseur du dossier des ressortissantes françaises : « Oui, il y a encore des radicalisées, raison de plus pour les rapatrier car ce sont les plus dangereuses ». « Il faut être pragmatique, il y aura davantage de suivi des radicalisées en France que dans ces camps », corrobore un ancien membre des services de renseignement français. La justice française est-elle en mesure de traiter la centaine de femmes parties rejoindre l’ennemi ? Plusieurs associations l’affirment. « Nous avons auditionné les juges antiterroristes, ils demandent tous à ce que l’on exécute les mandats d’arrêt internationaux, témoigne ainsi Patrick Baudouin, le président d’honneur de la Fédération internationale des droits de l’homme. Les structures existent, il n’y a pas d’obstacle opérationnel à leur retour ».

Cette absence de perspective pour un traitement judiciaire du dossier des mères, bien que manifeste, n’a pas conduit la France à dévier de sa doctrine du « cas par cas » pour leurs enfants. Or même de ce point de vue, les résultats se font attendre : aucun Français n’a été rapatrié depuis janvier 2021. (...)

Rapide dégradation sécuritaire

Avec la bataille juridique suspendue à la décision de la CEDH, l’urgence humanitaire inapte à mobiliser l’opinion, c’est finalement la question sécuritaire qui pourrait forcer la main de l’exécutif français. « L’aspect moral de l’abandon d’enfants français ne saute pas aux yeux de tout le monde, c’est donc aussi l’enjeu sécuritaire que j’ai dû mettre en avant pour convaincre 175 de mes collègues de signer une tribune sur le sujet », relate Hubert Julien-Laferrière3, député très investi sur le dossier. Sur le terrain, le rapport de force militaire reste mouvant et ne plaide pas en faveur du statut quo. Daech, en pleine reconstitution dans un massif montagneux de la frontière syro-irakienne, repart à l’offensive et cherche à libérer ses membres incarcérés à travers la région. Le 20 janvier, une centaine de djihadistes ont ainsi tenté de libérer les 3 500 prisonniers d’Hassaké, une bourgade située à quelques encablures des camps de Roj et Hol. Un assaut d’une telle force qu’il aura fallu dix jours, et le renfort de l’armée américaine pour venir à bout des assaillants. Au total, une cinquantaine de soldats kurdes ont perdu la vie lors des combats.

Les camps de femmes et d’enfants, entourés de maigres clôtures de fer, que traversent chats et chiens errants, ressemblent fort à de prochaines cibles. « Il y a un risque que les djihadistes tentent de libérer leurs femmes, mais Daech n’est même pas notre principal souci. Nous redoutons surtout les Turcs et le régime de Bachar al Assad », confirme Ilham Ahmed, rappelant que les Kurdes restent cernés par deux puissantes forces militaires à l’affût du moindre signe de faiblesse de leurs parrains occidentaux. « Le jour où les Américains nous lâchent, nous aurons 24 heures pour plier bagages », anticipe une journaliste de Qamichli. Une précarité stratégique susceptible de s’accroitre avec le conflit russo-ukrainien, dont l’effet papillon menace de rebattre les cartes géopolitiques du Moyen-Orient. Soucieux de s’assurer du soutien de la Turquie dans sa coalition contre Vladimir Poutine, l’Otan devra donner des gages à Ankara, qui perçoit la présence kurde à sa frontière comme un péril de premier ordre. Or en cas d’offensive turque, les camps de Roj et de Hol pourraient subir le même sort que celui d’Ain Issa, un autre camp tenu par les Kurdes d’où plusieurs centaines de femmes djihadistes s’étaient échappées à la faveur des combats. « Si ces femmes tombaient entre de mauvaises mains, elles deviendraient un instrument de chantage à l’encontre de la France », s’inquiète la sœur d’une Française emprisonnée à Roj.

Une fois passée l’élection présidentielle, une fois rendu le verdict de la CEDH, la France tendra-t-elle la main à ses « damnés des camps kurdes » ? Si le pays reste traumatisé par les massacres perpétrés par Daech sur son territoire, Marie Dosé exhorte le nouvel exécutif à faire prévaloir l’État de droit. (...)