
Le 6 janvier 2019, Krassimir Karakachanov, vice-Premier ministre responsable des ministères de la Sécurité de l’État et de la Défense au sein du gouvernement de Boyko Borisov (Borisov 3), a présenté un texte sur les réseaux sociaux intitulé Conception pour des changements dans la politique d’intégration de l’ethnie tsigane (rom) en république de Bulgarie et les mesures pour sa mise en œuvre[1] afin qu’il aboutisse à une ou plusieurs lois dont il affirme qu’elles sont censées résoudre une fois pour toutes la question des Roms en Bulgarie.
D’emblée le choix officiel du mot Rom est refusé dans l’usage, puisque l’auteur nomme systématiquement les personnes visées par sa Conception, “Tsiganes” (циганите), terme contesté pour ses connotations négatives, en daignant uniquement mettre le terme “Rom” entre parenthèses pour éviter d’être sanctionné. Dans cette même veine, un ensemble de modalités discursives constituent ce texte ayant pour but de décrire des pratiques et des faits afin d’engager des actions contre une partie des citoyens bulgares visés. Objets d’une politique ethnicisante et raciste contraire au principe républicain d’égalité des droits, les Roms sont donc spécifiquement nommés et visés par un projet politique qui n’a été, pour le moment, contesté par aucun membre du gouvernement (majoritairement GERB, soit du centre droit), mais qui ne cesse de faire la une des médias. Les effets du dénigrement et de la criminalisation sont clairs : il s’agit d’assujettir les Roms afin de les faire travailler gratuitement.
Contrairement à bien d’autres discours déjà analysés (Canut, Jechev, Stefanova Nikolova 2016), ce texte marque une rupture dans le paysage politique bulgare : pour la première fois on assiste au passage de la haine ordinaire (inscrite sur les murs ou proférée sur les réseaux sociaux) à la volonté de la mise en œuvre politique de la discrimination des Roms. Pour la première fois, un programme de répression vient dicter les actions à réaliser au sommet de l’État, soit une politique de persécution qui ne cache plus son objectif : transformer les Roms pour qu’ils cessent d’être Roms ou bien les faire disparaître. Parce que tout a été tenté, parce que rien n’a pu réussir, ce texte se présente comme celui de la dernière chance, celui de la fermeté pour « civiliser » ces Roms « a-sociaux » que des millions de levas d’aide extérieure n’ont pas permis de « redresser ».
Par quels processus discursifs et énonciatifs est mise en œuvre cette politique coercitive au sein d’un texte posté sur FaceBook d’environ 48 000 signes ? Que nous dit ce dernier de l’évolution de la politique bulgare vis-à-vis d’une minorité dénigrée régulièrement par l’État ? C’est à ces questions que va tenter de répondre notre analyse afin de montrer qu’un nouveau cap est franchi au sein de la politique bulgare, depuis que l’extrême droite a fait son entrée au gouvernement. (...)
1. Quand les élections approchent, les boucs émissaires reviennent… (...)
2. la compétition des ultra-nationalistes entrés au gouvernement (...)
3. les variantes d’une même trame ? (...)
Trois arguments semblent toutefois de plus en plus saillants dans les discours : le « remplacement » démographique de la population bulgare par les Roms, la concentration des Roms dans les ghettos et les « mauvaises traditions » de ces derniers. (...)
Que ce texte soit appliqué demain ou dans cinq ans n’est pas la question : ce texte ressortit dans sa forme même à une puissance d’agir qui favorise, encore davantage, au sein de la population bulgare, l’activation de pulsions ouvertement racistes qui risquent de s’envenimer et de se généraliser. (...)
4. La réinvention de l’histoire pour la dénationalisation des Bulgares roms (...)
5. Les pauvres roms et les autres… l’intersection de la race et de la classe (...)
6. les présupposés… ou comment détourner les faits pour disqualifier les Roms (...)
une structure textuelle globale conçue de telle manière que chaque énoncé est à charge contre les Roms. À aucun moment les non-Roms sont tenus responsables de cette situation (encore moins mis en cause dans le processus de discrimination). Au contraire, mis en regard des Roms, ils sont systématiquement présentés comme victimes (...)
Le « on » régulièrement utilisé est de même très flou : on ne sait pas qui il concerne, par contre on comprend qui il ne concerne pas. La précision des indexicalités qu’il produit exclut systématiquement les Roms : le « on » renvoie toujours à cette majorité aux bords flous, celle des non-Roms aptes à juger du degré d’intégration des Roms : (...)
8. Contrôler le ventre des femmes (...)
ce système de mesures visant à limiter le taux de natalité concerne les « communautés marginales », ce qui est encore une autre manière de faire semblant de ne pas viser que les femmes roms. Ainsi, l’État deviendrait, par ce texte, garant d’une politique non plus seulement discriminante vis-à-vis d’un groupe, mais activant une politique de restriction des naissances et de contrôle de la reproduction pour une partie de la population ainsi que certain régime de sinistre mémoire l’a pratiqué pendant la seconde guerre mondiale à l’encontre des handicapés, des Juifs et des Tsiganes (loi de « stérilisation eugénique » du 14 juillet 1933). En Europe, les femmes tsiganes n’ont jamais cessé d’être la cible de telles politiques dans le cadre de l’idéologie eugéniste qui persiste (Koczé, 2011). Quand on sait que dans les années 2000, en Slovaquie et en Hongrie, la stérilisation de femmes roms a été largement pratiquée et de nombreux cas dénoncés (Koczé, 2011), il n’est donc pas exagéré de redouter la généralisation de telles pratiques en vertu des mesures annoncées. (...)
cette guerre à venir est aussi le fruit des mots qui sont loin d’être sans effet sur les êtres humains en ce sens qu’ils entrent dans un processus de « brutalisation » (G. Mosse 1999). Ce processus ne laisse pas indemne, il blesse de jour en jour davantage des milliers de femmes et d’hommes qui ressentent cruellement l’humiliation qui leur est infligée. Devenu.e.s des objets de discours, deshumanisé.e.s, ils ou elles éprouvent amèrement un ressentiment grandissant que leur dignité ne pourra accepter longtemps.