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Le Grand Soir
Témoin oculaire de l’agonie de Julian Assange
Article mis en ligne le 5 octobre 2020

Le journaliste John Pilger a passé les trois dernières semaines à suivre le procès d’extradition de Julian Assange à Old Bailey, à Londres. Il s’est entretenu avec le rédacteur en chef d’Arena Online, Timothy Erik Ström :

Le journaliste John Pilger a passé les trois dernières semaines à suivre le procès d’extradition de Julian Assange à Old Bailey, à Londres. Il s’est entretenu avec le rédacteur en chef d’Arena Online, Timothy Erik Ström :

L’atmosphère qui règne actuellement est choquante. Je le dis sans hésitation ; j’ai siégé dans de nombreux tribunaux et j’ai rarement connu une telle corruption de la procédure ; c’est une véritable vengeance. Si l’on met de côté le rituel associé à la "justice britannique", il a parfois évoqué un simulacre de procès stalinien. Une différence est que dans les procès-spectacles, l’accusé se tenait devant le tribunal proprement dit. Dans le procès d’Assange, le défendeur était enfermé derrière une épaisse vitre et devait ramper à genoux jusqu’à une fente dans la vitre, sous la surveillance de son gardien, pour entrer en contact avec ses avocats. Son message, chuchoté à peine audible à travers des masques faciaux, a ensuite été transmis par un post-it le long du tribunal où ses avocats plaidaient contre son extradition vers un enfer américain. (...)

Considérez cette routine quotidienne de Julian Assange, un Australien jugé pour journalisme de vérité. Il a été réveillé à cinq heures dans sa cellule à la prison de Belmarsh, dans la morne banlieue sud de Londres. La première fois que j’ai vu Julian à Belmarsh, après avoir passé une demi-heure de contrôle de "sécurité", y compris le museau d’un chien dans mon derrière, j’ai trouvé une silhouette affreusement mince, assise seule et portant un brassard jaune. Il avait perdu plus de 10 kilos en quelques mois ; ses bras n’avaient plus de muscles. Ses premiers mots ont été : Je crois que je perds la tête.

J’ai essayé de lui assurer que ce n’était pas le cas. Sa résilience et son courage sont formidables, mais il y a une limite. C’était il y a plus d’un an. Au cours des trois dernières semaines, avant l’aube, il a été fouillé, enchaîné et préparé pour être transporté à la Cour pénale centrale, la Old Bailey, dans un camion que sa partenaire, Stella Moris, a décrit comme un cercueil renversé. Il avait une petite fenêtre ; il devait se tenir debout de façon précaire pour regarder dehors. Le camion et ses gardes étaient exploités par Serco, l’une des nombreuses sociétés politiquement liées qui opèrent dans la majeure partie de la Grande-Bretagne de Boris Johnson.

Le voyage vers la Old Bailey durait au moins une heure et demie. C’est un minimum de trois heures passées chaque jour dans un trafic qui avance à une allure d’escargot. Il a été conduit dans sa cage étroite au fond de la cour, puis a levé les yeux, en clignant des yeux, pour essayer de distinguer les visages dans la galerie publique à travers le reflet du verre. Il a vu la silhouette de son père, John Shipton, et moi, et nos poings se sont levés. À travers la vitre, il a tendu la main pour toucher les doigts de Stella, qui est avocate et qui est assise dans la salle.

Nous étions ici pour le summum de ce que le philosophe Guy Debord a appelé la Société du spectacle : un homme qui se bat pour sa vie. Pourtant, son crime est d’avoir accompli un service public héroïque : révéler ce que nous avons le droit de savoir (...)

La partialité pure et simple des tribunaux dans lesquels j’ai siégé cette année et l’année dernière, avec Julian sur le banc des accusés, a entaché toute notion de justice britannique. (...)

Pendant des mois, il s’est vu refuser tout exercice physique et a été maintenu à l’isolement, déguisé en "soins de santé". Il m’a dit un jour qu’il faisait des allers et retours dans sa cellule pour son propre semi-marathon. Dans la cellule voisine, l’occupant a hurlé toute la nuit. Au début, il a été privé de ses lunettes de lecture, abandonnées dans l’ambassade lors de l’arrestation. On lui a refusé les documents juridiques avec lesquels préparer son dossier, ainsi que l’accès à la bibliothèque de la prison et l’utilisation d’un ordinateur portable de base. Les livres qui lui avaient été envoyés par un ami, le journaliste Charles Glass, lui-même survivant de la prise d’otages à Beyrouth, ont été retournés. Il ne pouvait pas appeler ses avocats américains. Il a été constamment médicamenté par les autorités de la prison. Quand je lui ai demandé ce qu’ils lui donnaient, il n’a pas pu me répondre. Le gouverneur de Belmarsh a été décoré de l’Ordre de l’Empire britannique.

A l’Old Bailey, un des témoins médicaux experts, le Dr Kate Humphrey, neuropsychologue clinicienne à l’Imperial College de Londres, a décrit les dégâts : L’intellect de Julian était passé d’un niveau "supérieur, voire très supérieur" à un niveau "nettement inférieur" à ce niveau optimal, au point qu’il avait du mal à absorber l’information et à "fonctionner dans la moyenne inférieure".

C’est ce que le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, le professeur Nils Melzer, appelle la "torture psychologique", résultat d’un "harcèlement collectif" par les gouvernements et leurs médias. (...)

Mon propre point de vue est que si Assange est libéré, il est probable qu’il récupère une partie substantielle de sa vie. Il a une partenaire aimante, des amis et des alliés dévoués et la force innée d’un prisonnier politique avec des principes. Il a également un sens de l’humour malicieux.

Mais on est encore loin du compte. (...)

L’artiste dissident Ai Weiwei est venu nous rejoindre un matin dans la galerie publique. Il a fait remarquer qu’en Chine, la décision du juge aurait déjà été prise. Cela a provoqué un sombre amusement ironique. Mon compagnon dans la galerie, l’astucieux chroniqueur et ancien ambassadeur britannique Craig Murray a écrit [lien vers traduction]

Je crains que dans tout Londres, une pluie très forte ne tombe maintenant sur ceux qui, pendant toute une vie, ont travaillé au sein d’institutions de démocratie libérale qui, au moins largement et habituellement, fonctionnaient dans le cadre de la gouvernance de leurs propres principes professés. Dès le premier jour, il m’est apparu clairement que je suis en train de suivre une mascarade. Je ne suis pas du tout choqué que Baraitser pense que seuls les arguments d’ouverture écrits ont une une importance quelconque. Je vous ai rapporté à maintes reprises que, lorsque des décisions doivent être rendues, elle les a présentées au tribunal sous forme pré-écrite, avant d’entendre les arguments qui lui sont présentés.

Je suis convaincu que la décision finale a déjà été prise dans cette affaire avant même que les plaidoiries ne soient entendues.

Le plan du gouvernement américain a toujours été de limiter les informations disponibles au public et de limiter l’accès du public plus large aux informations disponibles. Nous avons ainsi vu les restrictions extrêmes imposées à l’accès physique et vidéo. La complicité des grands médias a fait en sorte que ceux d’entre nous qui savent ce qui se passe sont très peu nombreux dans la population en général.
(...)

J’ai longtemps été un critique du journalisme qui n’est que l’écho d’un pouvoir qui n’a pas de comptes à rendre et un défenseur d’un journalisme qui nous éclaire. Pour moi, l’arrivée de WikiLeaks fut donc un évènement passionnant ; j’ai admiré la façon dont Assange considérait le public avec respect, qu’il était prêt à partager son travail avec le "courant dominant" mais pas à rejoindre leur club de complices. Cette attitude, ainsi qu’une jalousie à fleur de peau, lui ont fait des ennemis parmi les surpayés et les sous-doués, incertains quant à leurs prétentions d’indépendance et d’impartialité.

J’admirais la dimension morale de WikiLeaks. Assange a rarement été interrogé à ce sujet, mais une grande partie de son énergie remarquable provient d’un sens moral puissant selon lequel les gouvernements et autres intérêts particuliers ne devraient pas agir derrière des murs de secret. C’est un démocrate. Il l’a expliqué lors d’une de nos premières interviews chez moi en 2010.

Ce qui est en jeu pour le reste d’entre nous l’est depuis longtemps : la liberté de demander des comptes à l’autorité, la liberté de contester, de crier à l’hypocrisie, de manifester sa dissidence. La différence aujourd’hui est que la puissance impériale du monde, les États-Unis, n’a jamais été aussi inquiète de son autorité métastatique qu’elle ne l’est aujourd’hui. Comme une voyou qui s’agite, elle nous précipitera vers une guerre mondiale si nous la laissons faire. Les médias ne reflètent guère cette menace.

WikiLeaks, en revanche, nous a permis d’entrevoir une marche impériale effrénée à travers des sociétés entières - pensez au carnage en Irak, en Afghanistan, en Libye, en Syrie, au Yémen, pour n’en citer que quelques-uns, à la dépossession de 37 millions de personnes et à la mort de 12 millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans la "guerre contre le terrorisme" - la plupart derrière une façade de mensonges.

Julian Assange est une menace pour ces horreurs récurrentes - c’est pourquoi il est persécuté, pourquoi une cour de justice est devenue un instrument d’oppression, pourquoi il devrait être notre conscience collective : pourquoi nous devrions tous être cette menace.

La décision du juge sera connue le 4 janvier.