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Terrorisme : la « zone grise » de la sexualité
Éric Fassin
Article mis en ligne le 27 juillet 2016

Peut-on taxer de démence les auteurs des massacres insensés d’aujourd’hui ? Leur logique folle est celle de notre époque. On songe à l’amok, ces tueries suicidaires : un homme se jette dans l’espace public en tuant tout le monde autour de lui avant de trouver la mort. On peut faire l’hypothèse que ce trouble identitaire est, autant que la cause des violences, l’effet du « conflit des civilisations ».

Le terrorisme s’emploie à effacer toute nuance pour faire advenir un monde en noir et blanc. Les cibles ne seront donc pas seulement les « blasphémateurs » (telle la rédaction de Charlie Hebdo) et des Juifs en tant que tels (comme dans l’Hyper Cacher) ; le 13 novembre 2015 à Paris, ou le 14 juillet à Nice, dans la foule, tout le monde est visé de manière indifférenciée. C’est pour mieux exacerber les tensions, et ainsi faire le jeu de l’islamophobie en affaiblissant ce qu’il est convenu d’appeler « l’islam modéré ». La stratégie de la terreur renvoie donc à une politique du pire.

Son efficacité tient à la possibilité d’être partagée par ses adversaires. Depuis le 11 septembre 2001, explique ce magazine, il est clair qu’il faut « choisir entre deux camps », entre le monde musulman et l’Occident. Et de citer Oussama Ben Laden : « Bush a dit vrai lorsqu’il a déclaré : “soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes.” Soit vous êtes avec la croisade, soit vous êtes avec l’Islam. » La rhétorique du « conflit des civilisations » est ainsi revendiquée des deux côtés. Il suffit d’intervertir les étiquettes : c’est toujours la même logique binaire. (...)

Au fond, peu importe le camp, pourvu qu’il n’y en ait que deux.

C’est pourquoi il est difficile de taxer de démence les auteurs de ces massacres insensés. Leur logique folle est celle de notre époque. (...)

Selon l’ethnopsychiatre Georges Devereux, cette expression violente puiserait dans le répertoire des formes culturellement disponibles. Pour autant, il ne s’agit pas seulement, même s’il s’agit aussi, de troubles psychiques préexistants. On peut faire l’hypothèse complémentaire que le trouble identitaire est, autant que la cause des violences, l’effet du « conflit des civilisations ».

C’est sans doute ainsi qu’on peut comprendre une contradiction apparente : souvent, les terroristes qui passent à l’acte ne sont pas des figures idéales de musulmans, loin s’en faut. (...)

Pour éclairer ce paradoxe, il faut se tourner vers les analyses d’un autre psychiatre, Frantz Fanon. Pendant la Guerre d’Algérie, on assiste « à des phénomènes de type amok absolument typiques. » « On les voit foncer dans une rue ou sur une ferme isolée, sans arme, ou brandissant un pauvre couteau ébréché, aux cris de : “Vive l’Algérie indépendante. Nous sommes vainqueurs” », pour finir par « une rafale de mitraillette lâchée par une patrouille. » Mais qui se jette ainsi dans ce délire de mort ? (...)

si une sexualité minoritaire peut être vécue comme une contradiction forte par ces hommes, jusqu’à déclencher une attaque homophobe comme en Floride, c’est bien pour une raison politique : en effet, le « conflit des civilisations » est aujourd’hui sexualisé. Pour ou contre la « démocratie sexuelle », soit l’égalité entre hommes et femmes et la liberté de la sexualité, telle est la ligne de partage qu’on ne cesse de tracer depuis 2001 entre « nous » et « eux ».

Or, si le psychisme résiste à la simplicité binaire, le sexe reste une « zone grise », entre les groupes et surtout au sein même des individus. C’est une contradiction potentielle qui travaille l’intimité. La violence terroriste apparaît dès lors comme une tentative désespérée, en forme d’amok, pour réduire la contradiction, d’un même coup, à l’extérieur comme à l’intérieur, dans le corps social comme dans le corps du tueur qui s’érige en martyr. Bref, « l’extinction de la zone grise » à laquelle appelle l’État islamique passe aujourd’hui, de manière privilégiée, par ceux-là même qui l’incarnent, jusque dans leur sexualité.