
Un cliché a la vie dure : celui d’un Japon monolithique, englué dans le fatalisme, l’absence de contestation, la résignation à l’ordre établi. Un Japon qui aurait intériorisé le respect de la hiérarchie, de l’autorité, de l’Impératif Catégorique - en accord avec une hypothétique “japonité” (1). Si ce conformisme japonais existe, il est faux de le généraliser, de nombreux écrivains en témoignent. N’oublions pas qu’il y a même eu un mouvement Dada sur le sol nippon ! Faux car c’est aussi consolider le mythe d’une "japonité" fictive, en ce qu’elle est faite d’éléments disparates et instables. Devant l’insistance du discours (lourd et lassant) visant à essentialiser les Japonais en en faisant un groupe homogène, aux propriétés transhistoriques, il me paraissait nécessaire de faire ce petit rappel préliminaire. L’hétérogène comme l’hétérodoxe, mêmes minoritaires, existent au Japon.
Nous assistons actuellement dans ce pays à la montée d’une nouvelle précarité, touchant surtout la jeunesse (...)
Ces jeunes gens, survivant à l’aide de petits boulots ou d’emplois intérimaires, habitant dans des logements exigus ou dormant dans des cafés Internet, n’ont aucune chance de réintégrer la société de ceux qui ont pu obtenir un travail fixe. Ils sont condamnés à cette précarité, car seulement 1,6% des entreprises souhaitent embaucher des freeters. « Génération sacrifiée » donc, mais pour qui la réponse au mépris qu’elle reçoit commence à prendre des formes inattendues. (...)
Pour s’en rendre compte, il suffit d’aller dans le quartier de Kôenji, à Tokyo. Sous l’impulsion de l’activiste Hajime Matsumoto (3), « La grande fronde des pauvres » (binbônin daihanran shûdan) voit le jour en 2001 dans ce quartier bien connu pour être depuis longtemps le lieu magnétique des marginaux, de la culture underground et du rock. Un texte explique leurs intentions : « des rassemblements sauvages ont été organisés, consistant à improviser un grand banquet dans la rue et, tout en impliquant les passants, à créer dans les faits une zone libre ». Amener les citoyens japonais à la prise de conscience, faire voler en éclats un certain discours culpabilisant (du genre : « chacun peut s’en sortir s’il le souhaite ») et « créer dans les faits une zone libre » ouverte, comptant sur le ressentiment plus ou moins conscient des freeters, mais aussi des “inclus”.(...)
Mais en plus de ces légitimes demandes, ils luttent sur le terrain existentiel (il n’est pas interdit de penser, toutes proportions gardées, à l’esprit de mai 68). Il s’agit pour eux de « jouir de leur pauvreté » (dixit), d’expérimenter d’autres façons de vivre, de récuser l’idéal bourgeois de ceux qui se sont intégrés au monde moyen–âgeux de l’entreprise, au prix parfois de mort par surmenage (en japonais karôshi), et de nombreux suicides et dans tous les cas du ratage de vie (finie l’époque de l’érotisation de l’entreprise à la B. Tapie, tout le monde a compris). Les NEET de Kôenji, et c’est là ce qui fait leur force, ne militent pas pour l’intégration à la société de leurs aînés. Ils savent que si, par improbable, ils pouvaient devenir employés en CDI, cela équivaudrait à de nouvelles aliénations. Le tout pour une dérisoire reconnaissance sociale et quelques satisfactions marchandes tout aussi insignifiantes. Cette vie hors de portée a cessé d’être enviable ! Ils répondent à l’exclusion par un surcroît d’exclusion. L’enjeu de ce mouvement est donc autant existentiel que politique(...)
Ces jeunes précaires, créent ici et maintenant des espaces post-révolutionnaires, en affirmant une joie affranchie des circuits marchands. Ils se réapproprient la rue, en font un lieu ludique et convivial (voir le documentaire de Yuki Nakamura), et pas un simple lieu de passage fonctionnel
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La police, obligée d’encadrer une manifestation de 3 personnes (pensant qu’il s’agissait d’un leurre et que les manifestants se compteraient par dizaines) ou de disperser un grand pot-au-feu public, se voit régulièrement ridiculisée par la Fronde
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À l’heure où le quartier de Christiania, à Copenhague, vient d’être définitivement fermé, cette alternative s’expérimentant à Kôenji est enthousiasmante.
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La Grande Fronde des Pauvres et le Syndicat des NEET de Kôenji pourraient ainsi servir de rappel au désordre, dans sa gaieté exubérante, son insolence, son désir de créer d’autres façons de vivre, sa volonté stratégique de vaincre l’isolement, aux précaires du monde entier. Ainsi, “les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront pas, car la vie qu’elles annoncent sera elle-même créée sous le signe de la fête” !
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