
Le pic pétrolier, le climat qui se dérègle, la biodiversité qui disparaît… Les scientifiques nous bombardent de nouvelles alarmistes, mais que faire ? Prenons-les enfin au sérieux, préconise Pablo Servigne, co-auteur de « Comment tout peut s’effondrer ». Mais pas de panique : même si le chemin n’est pas facile, il faut l’accepter, pour commencer à préparer le monde d’après.
Sur quels faits vous appuyez-vous pour affirmer que l’effondrement est possible ?
Nous avons rassemblé un faisceau de preuves qui viennent des publications scientifiques. Les plus évidentes sont liées au fait que notre civilisation est basée à la fois sur les énergies fossiles et sur le système-dette.
Le pic de pétrole conventionnel a eu lieu en 2006-2007, on est entrés dans la phase où l’on exploite le pétrole non conventionnel : sables bitumineux, gaz de schiste, pétroles de schiste, etc. Déjà, c’est un signe qui ne trompe pas.
Ensuite, il y a un siècle, on investissait un baril de pétrole et on en retirait cent. On avait quatre-vingt-dix-neuf barils de surplus, on nageait dans le pétrole. Un siècle après, ce taux de retour est descendu à dix ou vingt, et cette diminution s’accélère. Or, en-dessous d’un certain seuil, entre quinze et vingt, c’est dangereux pour une civilisation. Pour fonctionner, notre société a besoin de toujours plus d’énergie. Or il y en a toujours moins. Donc à un moment, il y a un effet ciseaux.
En même temps, pour fonctionner, notre société a besoin de toujours plus de croissance. Pendant les Trente glorieuses, les deux-tiers de notre croissance faramineuse venaient des énergies fossiles. Sans énergies fossiles il n’y a plus de croissance. Donc toutes les dettes ne seront jamais remboursées, et c’est tout notre système économique qui va s’effondrer comme un château de cartes.
Dans ce schéma, quelle place a la crise écologique ?
Dans notre livre, on prend la métaphore de la voiture. Il y a la question du réservoir d’essence : à un moment il sera vide. C’est ce que je viens d’expliquer. Et il y a un autre problème : la voiture va de plus en plus vite et sort de la route. La science s’est rendue compte que le climat s’est emballé, que la biodiversité s’effondre littéralement. On dépasse des seuils qu’il ne faudrait pas dépasser sous peine de déstabiliser les écosystèmes qui nous maintiennent en vie. La voiture risque de se prendre des arbres. Si on va au bout, certaines études montrent que l’on peut vraiment éliminer presque toute vie sur Terre. On en est à ce point là. (...)
Est-il possible d’éviter cet effondrement ?
Non, c’est un des grands messages du livre. L’éviter voudrait dire qu’on continue notre trajectoire de croissance. Or non seulement ce n’est plus possible (on l’a montré avec la fin des énergies fossiles), mais si on continue de croître, le réchauffement climatique et la destruction de la biodiversité provoqueront un effondrement de notre civilisation. L’autre voie pour éviter un effondrement serait de bâtir une économie qui n’ait pas besoin de croissance. Mais sans croissance, la civilisation industrielle actuelle s’effondre. Donc de tous les côtés, ça s’effondre. On est cernés.
La posture du livre est de l’accepter. Il y a un effondrement, d’accord, on respire. On apprend à gérer sa raison, à gérer ses émotions, à gérer son rapport avec les autres, avec l’avenir. J’ai dû renoncer à des rêves que j’avais pour moi, mais j’ai dû renoncer à des rêves que j’avais pour mes enfants. C’est très douloureux. Une piste de sortie, c’est que l’effondrement peut être vu comme une opportunité incroyable d’aller vers quelque chose qu’on peut commencer à construire dès maintenant. (...)
Pourtant, la grande majorité des gens ne voient pas l’effondrement.
Ils sont dans le déni, parce que c’est trop violent.
Après plein de gens savent. C’est le grand problème de notre époque : on sait mais on ne croit pas. Les mythes sont toujours plus forts que les faits. Notre mythe, c’est la croissance infinie, la techno-science qui domine la nature. Si on trouve un fait qui ne colle pas avec ces mythes, on le déforme pour le faire rentrer. On dit qu’on trouvera de nouvelles énergies, par exemple.
C’est pour cela qu’avec ce livre on est sur le terrain de l’imaginaire, qui est beaucoup plus fort que les faits, et structure la manière de donner sens au monde. On dit que l’utopie a changé de sens : les utopistes sont aujourd’hui ceux qui croient qu’on peut encore continuer comme avant.
Accepter l’effondrement, c’est comme accepter la mort d’un proche. Il faut dépasser les phases du deuil : le déni, le marchandage, la colère, la tristesse et l’acceptation. Beaucoup de gens sont encore dans le déni, mais il y en a aussi dans la tristesse, dans la colère. Et il y en a qui sont dans la joie, parce qu’ils sont déjà dans l’acceptation. (...)
Vous dites que pour décrire l’effondrement, les faits scientifiques ne suffisent pas. Il faut aussi avoir l’intuition qu’il arrive. Ceux qui portent des alternatives sont-ils ceux qui ont cette intuition ?
Pour beaucoup, oui. Il y a des millions d’individus dans le monde qui sont déjà dans le monde post-pétrole, post-effondrement : le monde d’après.
Le problème est que si on n’a pas encore mis les lunettes de la transition, on ne voit pas ces initiatives. On ne comprend pas pourquoi tel paysan a développé la traction animale. Or dans vingt ans, l’agriculture industrielle se sera effondrée et tout le monde sera à la traction animale.
Il faut se mettre en transition, c’est une opportunité de changer le monde. Cela veut dire construire des « réseaux des temps difficiles ». C’est retrouver le lien aux autres, à la nature, avec nous-mêmes. C’est accepter l’interdépendance de tous les êtres. Quand une civilisation s’effondre, les bâtiments peuvent s’effondrer, il reste les liens humains (...)