
Monsieur Bergeret, mon vieil ami, avait la mine sombre : « Je me sens comme tous les ans à la même époque, m’a-t-il expliqué, accablé quand, cédant à la tyrannie du commerce, on commence à célébrer Noël en novembre, et même avant, à grand renfort de trompettes publicitaires. Mais cette année, l’appel à la ripaille et au gaspillage m’indispose encore plus que d’habitude parce qu’à la tartuferie et à l’indécence de la célébration traditionnelle, du moins en occident, vient s’ajouter désormais, dans l’air du temps, une nouvelle illustration de l’hybris où notre civilisation a sombré : le transhumanisme.
Depuis des siècles, Noël n’avait jamais fait, à l’initiative des églises chrétiennes, que réactiver l’espérance, fondée ou non, d’un possible renouveau du genre humain, d’un possible accomplissement de sa soi-disant vocation spirituelle, même travesti sous sa forme sécularisée et mercantile. Mais voilà qu’on entreprend de balayer cette mythologie archaïque pour nous annoncer un autre évangile : celui de l’avènement en cours de la transhumanité. Un nouvel enfant nous est né.
Je ne sais pas si j’ai bien compris la prédication de ses apôtres, mais il s’agirait, non plus d’une version améliorée du modèle existant, mais de tout autre chose, une espèce de mutant n’ayant rien de l’humain actuel, un pur produit de la post-modernité que toutes ses propriétés caractéristiques auraient, par la grâce des progrès illimités de la Science et de la Technique, définitivement propulsé au-delà des barrières, des impossibilités et des nécessités que notre constitution psychosomatique nous a imposées jusqu’ici tant physiquement qu’intellectuellement. (...)
en supposant que le passage au transhumain soit techniquement possible – ce qui est encore à démontrer –, on aimerait savoir si les promoteurs de la transhumanité envisagent d’en permettre l’accès aux sept milliards (et sans doute plus encore à mesure que le temps passe) d’habitants actuels de la planète ou bien si, là encore, seule une petite “élite” dûment sélectionnée (par l’argent bien sûr, sinon par quoi d’autre ?) sera concernée, compte tenu que le coût économique d’une telle mutation devrait être proprement exorbitant
Ensuite et surtout, je dois souligner que, dans le discours des transhumanistes, je n’ai pas vu percer la moindre préoccupation quant à ce qui me paraît être la question fondamentale : s’il était vraiment possible de conférer au genre transhumain, je ne dis pas même l’immortalité, mais seulement une longévité moyenne quatre ou cinq fois supérieure à l’actuelle (c’est-à-dire une durée de trois ou quatre siècles), à quoi cela servirait-il, tant du point de vue individuel que collectif ?
En l’absence de toute espèce d’interrogation sur la question capitale de l’emploi du temps supplémentaire, il est permis de penser que, pour ses partisans, cette question ne se pose pas parce que sa réponse va de soi et qu’ils imaginent l’existence du futur transhumain comme la poursuite imperturbable de la médiocre existence que mènent, à l’enseigne d’une modernité libérale-libertaire invertébrée et décérébrée, les classes moyennes dont ils font partie. (...)
la véritable signification du mot “transhumanisme” s’éclaire : il s’agit d’un simple avatar de la culture des classes moyennes actuelles qui consisterait à étendre sans mesure, au-delà de toute limite dans le temps comme dans l’espace, et dans l’espace social aussi bien que dans l’espace géographique, la vacuité et la veulerie du mode de vie petit-bourgeois. Le transhumain, c’est Babbitt relooké en Superman.
D’où, derechef, ma question de tout à l’heure : quid des milliards d’habitants résiduels ? Doit-on les aider à débarrasser le plancher, avec quelques guerres, génocides, famines et épidémies, ou leur proposer, à eux aussi, de vivre trois ou quatre siècles de plus ? Pensez-y, cher ami, quand vous échangerez des vœux, dans quelques semaines. »