
Un professeur de philosophie de Trappes menacé de mort du fait de son combat contre l’islamisme ? Retour sur un fait divers instrumentalisé par certains médias et responsables politiques au mépris des faits, quelques mois après l’assassinat terroriste de Samuel Paty.
Depuis lundi matin, la police assure la surveillance visible du lycée de La-Plaine-de-Neauphle, un établissement tranquille du centre-ville de Trappes (Yvelines).
« Franchement, c’est ridicule, souffle Ibtissem* (son prénom a été modifié à sa demande), une élève. On n’a rien demandé. Tout se passe bien ici. » Ce n’est pas aux agents de police qu’en veulent les lycéens croisés. C’est à la vacuité de la polémique qui vise, estiment-ils, leur commune et leur établissement depuis qu’un de leurs professeurs, Didier Lemaire, a expliqué dans un article du Point vouloir être « exfiltré » de l’établissement où il enseigne.
Publié vendredi soir sur le site internet de l’hebdomadaire, cet article indique que le l’enseignant se déplace « sous escorte policière » dans une ville où il « n’est plus en sécurité », visé par une « menace bien réelle ». Interrogé par la journaliste, Didier Lemaire y raconte les multiples « atteintes à la laïcité » de ses élèves, le « processus de purification effrayant » qui serait à l’œuvre et y assène : « Trappes est une ville complètement perdue. »
Les éléments recueillis par Mediapart (lire notre Boîte noire) racontent une autre histoire que celle qui tourne en boucle dans les médias depuis quelques jours. Ils illustrent plutôt que le buzz médiatique et politique qui se joue depuis ce week-end s’est nourri d’un article de presse à la rigueur discutable, et d’un discours – celui de Didier Lemaire – dénoncé aujourd’hui à l’unisson par les habitants rencontrés, le maire de Trappes et le préfet des Yvelines. (...)
5 février au soir. Dès la publication de l’article du Point, la machine politique et médiatique se met en branle. Sur Twitter, l’ancien premier ministre Manuel Valls dénonce une situation « inacceptable » tandis que la présidente du Rassemblement national (RN) la qualifie d’« insensée ». Son numéro 2, Jordan Bardella, appelle à un « sursaut national » face à cette « balkanisation de la France ». Des leaders de droite, comme Valérie Pécresse, François-Xavier Bellamy et Nadine Morano apportent eux aussi leur soutien à Didier Lemaire, cette dernière voyant même en Trappes un « territoire occupé par l’ennemi ».
Dans cet emballement, les médias ne sont pas en reste. « Menacé pour avoir défendu [Samuel] Paty », titre BFMTV. « Trappes : que fait l’État ? », s’interroge CNews, qui consacre à « l’affaire » de longues heures de débats tout le week-end. Didier Lemaire, lui, a pris la parole sur différentes antennes. Dimanche, il donne sa première intervention télévisée à LCI. Le soir même, il répond aux questions de BFMTV. Lundi, il est l’invité de la matinale de Sud Radio puis celui de « L’Heure des pros » sur CNews. (...)
Sur Twitter, le hashtag #Trappes est le plus discuté des internautes francophones entre samedi et mardi. En boucle, des éditorialistes, des responsables politiques et des centaines d’internautes, voient dans « l’affaire Lemaire » une nouvelle preuve de « l’islamisation » de la France, mais aussi de la défaillance des élus locaux et de l’entrisme islamiste à l’école publique.
Didier Lemaire devient, en l’espace d’un week-end, le nouveau héraut de la laïcité (...)
À en croire l’article du Point, l’enseignant vit sous « escorte policière armée » depuis la publication, en novembre, d’une lettre ouverte, dans L’Obs, intitulée : « Comment pallier l’absence de stratégie de l’État pour vaincre l’islamisme ? » Le Point évoque « de nombreux messages haineux et inquiétants ».
Sollicitée par Mediapart, la préfecture des Yvelines tient un discours bien différent. Un dispositif de sécurité a certes été mis en place début novembre, mais il ne s’agit pas d’une escorte policière, plutôt de rondes et de patrouilles aléatoires autour de l’établissement et du domicile de Didier Lemaire. Surtout, ce dispositif a été instauré « à titre préventif » après l’article de L’Obs, insiste-t-on dans l’entourage du préfet, qui souligne n’avoir eu connaissance d’« aucun type de menace précis ».
Après le drame de Conflans-Sainte-Honorine, située dans le même département que Trappes, quelques voix avaient pointé du doigt l’incapacité des pouvoirs publics à protéger l’enseignant. Pas question de prêter le flanc aux mêmes accusations. « Vu la sensibilité du moment, nous avons voulu être prudents », résume-t-on à la préfecture. (...)
Le professeur, lui, confirme auprès de Mediapart qu’il n’a pas reçu de « menace de mort » et qu’il n’a « pas eu peur ». Mais il assure que sa lettre ouverte « a mis la ville en ébullition ». « Le texte a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux et je comprends qu’il ait pu choquer certaines personnes, estime Didier Lemaire. Mais à partir du moment où on dit d’un professeur qu’il est raciste et islamophobe, cela peut encourager un passage à l’acte, comme l’a montré l’histoire de Samuel Paty. »
Après des recherches approfondies (quoique forcément non exhaustives) sur Facebook, Twitter et sur le site de L’Obs, Mediapart n’a pas trouvé trace de réactions hostiles à la lettre de Didier Lemaire. La majorité des commentaires saluait l’initiative du professeur et en partageait le signal d’alarme ; quelques autres discutaient certains points de son analyse, sans qu’aucun ne puisse être assimilé à une menace ou à une insulte – s’agissant du site de l’hebdomadaire, il procède à une modération.
À Trappes, le maire affirme qu’il n’a « entendu personne parler de cette lettre ». La patronne du salon de coiffure tout près du lycée, Yamina, en sourit : « Vous savez, ici, on entend tous les bruits de la ville. Et je n’ai jamais entendu parler une seule fois de ce professeur ou de cet article. »
« Faute d’éléments tangibles » selon la préfecture, la protection sera d’ailleurs levée quelques semaines plus tard. Jusqu’à ce qu’un reportage de la télévision publique néerlandaise replace Didier Lemaire dans les radars préfectoraux. En décembre, la journaliste Saskia Dekkers tourne, pour l’émission « Nieuwsuur », un reportage sur la présence et la pression de l’islam à Trappes. Elle y rencontre un certain nombre d’acteurs locaux, dont Didier Lemaire et Ali Rabeh, le maire (Génération·s) de la ville.
Après la diffusion de ce sujet le 22 janvier dernier, la journaliste informe les autorités qu’elle s’inquiète pour la sécurité du professeur de philosophie. « URGENT concerne Didier Lemaire », écrit-elle dans l’objet d’un mail que Mediapart a pu consulter. « Lors de la réalisation de l’émission, nous avons déjà reçu une menace par téléphone », écrit-elle, « comme quoi » Didier Lemaire « ne devrait pas interférer avec les musulmans » sous peine de « devenir un Paty bis ». (...)
Dans le doute, la préfecture décide de réenclencher, au cas où, des mesures de protection légères et prend contact avec la famille de Didier Lemaire pour patrouiller devant son domicile. « En vérité, la seule chose tangible qu’on a eue, c’est cette supposée menace sur un “Samuel Paty bis” », explique la préfecture, qui dit s’inquiéter des conséquences possiblement néfastes pour tout le monde de la médiatisation de l’affaire. Contactée, la chaîne publique néerlandaise a refusé, par voie d’avocat, d’en dire plus au sujet des dites menaces.
Selon nos informations, plusieurs interlocuteurs de Saskia Dekkers ont été auditionnés et la vidéo du reportage a été placée sous scellés. Au cours de ces auditions, au moins deux de ses sources auraient reconnu avoir échangé avec la journaliste et avoir évoqué Samuel Paty, mais comme un parallèle à craindre et non comme une menace. Au moins l’une d’entre elles a évoqué la compréhension imparfaite du français de la journaliste néerlandaise pour expliquer un éventuel malentendu. Dans les deux cas, ces auditions n’ont pas donné lieu à des poursuites.
Entre les faits et le récit de « menaces » plurielles et « bien réelle[s] », il y a un pas de géant que Le Point n’a pas hésité à franchir. À l’origine de cet emballement, l’article de la journaliste Nadjet Cherigui cumule les approximations. Quant au principe du « contradictoire » (demander aux personnes mises en cause leur version des faits), il n’apparaît pas dans la version publiée. (...)
En 2016, Nadjet Cherigui avait déjà réalisé une enquête « choc » pour Le Figaro Magazine sur Saint-Denis, renommée « Molenbeek-sur-Seine ». Elle s’attachait à y démontrer que « l’islamisation » de la commune dionysienne était « en marche ». Le site Acrimed avait à l’époque réalisé une contre-enquête titrée « Désinformation-sur-Seine » démontrant, point par point, le manque de rigueur de l’article.
Ces fragilités du récit n’ont en tout cas pas empêché les partisans d’une « laïcité de combat », politiques ou journalistes, de s’engager dans cette polémique. Au premier rang desquels, comme souvent, les membres du Printemps républicain. (...)
Faire de la laïcité un combat, c’est aussi le sens de l’engagement politique de Didier Lemaire qui s’inquiète sincèrement de « la menace que fait peser l’islamisme sur notre pays », notamment sur ses propres élèves auxquels il est très « attaché ». Un engagement récent, puisqu’il date de ce mois de janvier, au Parti républicain solidariste (PRS), une petite organisation regroupant quelques centaines d’adhérents créée en 2017, face au constat, raconte sa fondatrice Laurence Taillade, que depuis cette époque, « la parole républicaine est mise sous le tapis ».
Pour le PRS, qui ne cache pas ses accointances avec le Printemps républicain, ni avec des figures de droite comme la sénatrice Jacqueline Eustache-Brinio, autrice d’une proposition de loi visant à interdire aux accompagnants bénévoles de sorties scolaires de porter des signes religieux ostentatoires, le foulard est considéré comme un signe d’« apartheid sexiste » et de prosélytisme. Le parti s’oppose, « de la même manière », à la circoncision obligatoire des petits garçons par exemple ou aux extrémistes catholiques, précise Laurence Taillade.
En 2018, Didier Lemaire s’était aussi fait remarquer pour avoir écrit une lettre à Emmanuel Macron et à Jean-Michel Blanquer. Avec l’ex-inspecteur de l’éducation nationale Jean-Pierre Obin, auteur d’un rapport sur la présence religieuse à l’école en 2004 et du livre Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, il réclamait à l’exécutif une politique offensive et volontariste en matière de lutte contre le communautarisme. Il avait reçu une réponse de l’Élysée un mois plus tard, confirme à Mediapart l’entourage du chef de l’État.
Un des articles de Didier Lemaire pour Causeur. © Capture d’écran / Causeur Un des articles de Didier Lemaire pour Causeur. © Capture d’écran / Causeur
Un an après, il signera dans le magazine Causeur, fondé par Élisabeth Lévy, deux tribunes pour dénoncer « l’infiltration islamiste des services publics », et pour s’interroger sur la tolérance à adopter vis-à-vis des « ennemis de la République » (...)
Au milieu de tout cela, il y a Trappes et ses 32 000 habitants. Ceux que nous avons rencontrés regardent cette affaire avec un mélange de désolation et de colère. « Il y a un sentiment d’écœurement, souffle Jacques Michelet, le président du club de basket local, l’ESCT, qui évolue au niveau national. Tout ça nous fait du mal, ça vient abîmer le travail d’éducation et de formation qu’on fait au quotidien… On a l’impression d’un procès monté contre les Trappistes pour des affaires d’intérêt personnel. » (...)
Comme ces responsables associatifs, beaucoup de Trappistes ne reconnaissent pas leur ville dans ce qu’ils en voient, lisent ou entendent ces jours-ci. À juste titre : le tableau de Trappes esquissé par Didier Lemaire se fissure très largement à l’épreuve de la réalité. (...)
Sur CNews, le professeur explique par exemple : « Il n’y a plus de lieux mixtes, il n’y a plus de coiffeurs mixtes à Trappes. » (...)
Mediapart a pourtant pu vérifier qu’au moins trois salons de coiffure de la commune yvelinoise accueillaient indistinctement des hommes et des femmes. Quant à Didier Lemaire, il reconnaît des « inexactitudes » et des « imprudences » dans ses propos concernant les coiffeurs locaux, mais il maintient que « l’inexactitude n’est pas forcément opposée à la vérité (...)
Les coiffeurs non mixtes et les enfants qui ne chantent pas
Dans chacune de ses interventions médiatiques, Didier Lemaire distille en effet des anecdotes et des exemples comme autant de preuves que la ville serait « tenue par les salafistes ». En plus des coiffeurs non mixtes, il y aurait les « cafés » dans lesquels « les femmes maghrébines ne peuvent plus entrer », les musulmans « modérés » qui quitteraient la ville, les Juifs qui en seraient déjà partis suite à l’incendie d’une synagogue en 2000… Déjà, en décembre 2018, il assurait sur France Inter que « dans les maternelles, à Trappes, les enfants refusent de chanter ».
À chaque fois, les faits disent autre chose. Sur l’incendie de la synagogue de Trappes, un article de Libération expliquait déjà, en 2002, qu’elle était « à rayer des actes antisémites », l’enquête ayant permis de confondre un agent d’une société HLM qui avait, « sous l’emprise d’un état alcoolique caractérisé », jeté son mégot de cigarette allumé dans l’enceinte du lieu de culte. Le reste est contredit par le quotidien. « Évidemment qu’on chante dans toutes les écoles de Trappes ! », s’indigne le maire.
L’affaire intervient en tout cas dans un contexte politique mouvementé. (...)
Dans la ville, élus, responsables associatifs et citoyens s’accordent en tout cas sur un point : leur inquiétude face à cette nouvelle polémique et ses possibles conséquences sur leur territoire. « Trappes est un terrain difficile et délicat, rappelait encore le préfet. Nous faisons de la dentelle et voilà que M. Lemaire arrive avec un bulldozer et saccage nos efforts. »
Une sortie que déplore Didier Lemaire, lequel estime que le préfet est dans « un déni de réalité », et regrette « une campagne de discrédit ». Quoi qu’il en soit, l’affaire est regardée avec intérêt dans les plus hautes sphères de l’État. Le professeur a été directement reçu au ministère de l’éducation nationale, où il a échangé avec deux conseillers de l’entourage proche de Jean-Michel Blanquer. Il a également été reçu à trois reprises par sa hiérarchie (...)
. Au vu de la polémique, le rectorat a proposé de changer d’établissement s’il le souhaitait (...)
Une mutation qui semblait correspondre à ses aspirations. « Je n’attends plus qu’une chose : mon exfiltration », assurait-il vendredi sur le site du Point. Finalement, lundi, il assurait à la direction des ressources humaines de l’académie de Versailles vouloir continuer à enseigner dans son lycée. Tout juste s’est-il accordé avec son chef d’établissement pour ne plus assurer ses cours jusqu’aux vacances, qui commencent vendredi soir, le temps de laisser passer l’orage.
Et à la rentrée ? Auprès Mediapart, Didier Lemaire s’estime dans une impasse : « C’est un crève-cœur pour moi de ne plus pouvoir enseigner car j’adore mon métier qui, je l’espère, participe à l’émancipation de mes élèves. Je voudrais rester à Trappes, une ville que j’aime, mais il faut prendre acte du fait qu’en tenant les discours que j’ai tenus, ce n’est plus possible. C’est pour le bien des élèves, pour le bien de l’établissement et pour mon bien. » Pour autant, le professeur assure ne « pas regretter du tout » son exposition médiatique : « Je vais jusqu’au bout de mon combat. »
En attendant, lassés des polémiques, les lycéens de La-Plaine-de Neauphle aimeraient que « l’affaire Lemaire » n’entache pas plus encore l’image de leur ville et de leur établissement. Une image qui commençait à se restaurer ces dernières années, forts de projets pédagogiques qu’accompagnait Didier Lemaire lui-même.
Des taux de réussite en hausse, une attractivité inédite du lycée parmi les collégiens du secteur… Et, assure le rectorat, « une baisse des incivilités et des atteintes à la laïcité » (...)