
Depuis sa formation, l’État turc ne cesse d’étoffer ses principes nationalistes : à l’indivisibilité de la nation s’adjoignent désormais le ciment idéologique du sunnisme et la réactivation d’un passé ottoman mythifié. Alors qu’un conflit ouvert est en cours entre le gouvernement turc et le mouvement kurde, fantasme d’unité nationale et résistance à l’hégémonie culturelle s’expriment à travers les enjeux linguistiques, au cœur des luttes politiques.
Projeté en mars 2015 au Cinéma du réel, prestigieux festival de films documentaires, La Révolution de l’alphabet d’Érik Bullot revient sur l’usage de l’outil linguistique dans le processus d’invention de la nation turque, créée en 1923 suite au délitement de l’empire ottoman. Idée prometteuse, tant la rupture fut radicale et violente : d’ottomane, la langue officielle de l’État est abruptement devenue turque en l’espace de deux mois, à la fin de l’année 1928. Épurée de son vocabulaire persan et arabe, la langue s’écrira désormais grâce à un alphabet latin légèrement modifié et non plus en lettres arabes. Plus précisément, le réalisateur s’interroge sur la mémoire et les répercussions des réformes linguistiques, parmi la société turque contemporaine. Malheureusement, il passe à côté de son sujet en le dépolitisant presque entièrement : en présentant l’actuel phénomène de réapparition de l’ottoman uniquement comme le retour positif d’une culture oubliée, ce film voile malgré lui les enjeux stratégiques de l’instrumentalisation de l’histoire par la politique d’Erdoğan.
Sous l’égide de Mustafa Kemal Atatürk, l’idéologie nationaliste de la nouvelle république s’est autoritairement employée à définir l’identité turque des habitants du pays et à imposer le caractère « moderne » de l’État, d’inspiration occidentale. (...)
Refoulé par les institutions kémalistes, le passé ottoman commence à refaire surface dès les années 1970, à travers l’élaboration progressive d’une « synthèse turco-islamique » par des intellectuels de droite. Associant l’histoire turque à l’histoire de l’islam sunnite, cette synthèse cherche initialement à unifier la nation autour d’une religion supposée commune afin de contrer, principalement, les idéologies de gauche – finalement réprimées par le sanglant coup d’État de l’armée en 1980, laquelle rétablit temporairement les cours d’éducation religieuse à l’école. (...)
Comme l’écrit Étienne Copeaux, le présent est alors projeté sur une version binaire du passé, mais l’inverse est aussi vrai : « Le passé s’impose au présent, car il n’est justement pas passé. » En témoignent encore aujourd’hui les difficiles avancées de l’histoire officielle de la République turque vis-à-vis des événements traumatiques qui ont participé à son fondement, tels que le génocide arménien [2], non reconnu par l’État.
Mise en pratique par l’AKP depuis son accession au pouvoir en 2002, la synthèse turco-islamique permet notamment de légitimer le conservatisme des réformes en matière de mœurs, l’islamisation de l’enseignement, et l’extension de l’influence turque dans l’aire post-ottomane. (...)
Après des décennies de censure par déni d’existence, l’interdit pesant sur la langue kurde est partiellement levé en 1991. Son expression demeure néanmoins illégale dans l’espace public – la même année, la députée kurde Leyla Zana est condamnée à 15 ans de prison pour avoir prononcé une phrase dans sa langue natale appelant « à la fraternité entre les peuples turc et kurde » au Parlement turc. (...)
Alors que l’État turc a réactivé la guerre contre le PKK dans les régions kurdes – conséquence des percées électorales du HDP aux législatives de juin dernier [5] –, alors que l’idéologie du régime du président Erdoğan puise de plus en plus clairement dans le registre de l’extrême droite ultra-nationaliste [6], laquelle s’abreuve depuis peu des principes de la synthèse turco-islamique, une nouvelle organisation de jeunesse pro-gouvernementale fomente quasi quotidiennement des attaques contre les locaux du HDP et de certains médias d’opposition. Ces milices répondent au doux nom de… « foyers ottomans ».