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Un accident inédit révèle de graves dysfonctionnements en matière de sûreté nucléaire en France
Article mis en ligne le 1er décembre 2017

En mars 2016, lors d’une opération de remplacement, un générateur de vapeur de 465 tonnes chute en plein cœur de la centrale nucléaire de Paluel, en Normandie. Un accident grave et inédit, qui par miracle ne cause ni blessé grave ni contamination radioactive. Depuis, des experts ont enquêté sur les causes de l’accident. Consulté par Bastamag, leur rapport, dont les conclusions seront résumées aux salariés ce 1er décembre, révèle des dysfonctionnements majeurs dans la préparation et la surveillance du chantier, en grande partie liés au recours massif à la sous-traitance. Des failles inquiétantes, alors que les chantiers de rénovation des centrales vont se multiplier.

Le 31 mars 2016, aux alentours de 13 heures, un vacarme assourdissant retentit à l’intérieur de la tranche 2 de la centrale nucléaire de Paluel, située en Normandie, entre Dieppe et Le Havre. « Nous n’avions jamais entendu ça, rapportent des salariés présents ce jour là. On a senti une forte secousse. C’était impressionnant. » Après quelques instants de confusion, ils finissent par comprendre que le générateur de vapeur, qui est en train d’être retiré du bâtiment réacteur et remplacé par un neuf, vient de s’effondrer. Ce cylindre en acier de 22 mètres – l’équivalent de deux autobus alignés – pèse 465 tonnes.

Situé à l’intérieur même de l’enceinte de confinement du bâtiment qui abrite le réacteur nucléaire, le générateur de vapeur est un équipement essentiel au fonctionnement d’une centrale. (...)

Ces générateurs de vapeur ont le même âge que les centrales, dont la majorité approche désormais les quarante ans de service. Leur remplacement fait partie du « grand carénage » : un programme de rénovation industrielle destiné à prolonger la durée de fonctionnement des centrales et à améliorer leur sécurité depuis la catastrophe de Fukushima, au Japon. Pour remplacer un générateur de vapeur (GV), il faut le dessouder, le hisser, le déplacer – on parle de « translation » – puis le coucher sur un chariot qui l’emmène ensuite hors du bâtiment réacteur.

Ces opérations sont réalisées grâce à un engin conçu spécialement, installé au sein des bâtiments réacteur avant le début du chantier : il s’agit d’un palonnier, une solide poutre d’acier horizontale, percée d’un trou par lequel passent un ensemble de câbles censés retenir l’énorme générateur. À Paluel, c’est au cours de la délicate opération de c (...)

Une fissure aurait eu des conséquences dramatiques, laissant s’échapper la radioactivité accumulée à l’intérieur du générateur, l’eau y circulant ayant été en contact avec l’uranium. Des drones ont d’ailleurs été envoyés dans le bâtiment réacteur les jours suivant l’accident, pour s’assurer qu’aucune radiation ne s’échappait.

70 entreprises sous-traitantes pour un seul chantier

Comment un tel accident, qui laisse de vieux baroudeurs du nucléaire encore incrédules, a-t-il pu se produire ? « Les préconisations essentielles du levage n’ont tout simplement pas été respectées », résume un salarié. Tel qu’il a été conçu, le système d’accroche du palonnier ne pouvait pas résister aux forces exercées. Difficile d’imaginer comment une erreur aussi élémentaire a pu passer à travers les différents niveaux de contrôle. Le rapport des experts du cabinet Aptéis, mandatés par le CHSCT, lève le voile sur cette question : le recours à la sous-traitance serait directement responsable du fait qu’un équipement défectueux ait pu être conçu, puis utilisé sans que les diverses alertes émises avant l’accident ne soient prises en compte. (...)

Cette profusion d’acteurs, dont les rôles étaient parfois mal compris par les autres, aurait ainsi créé un climat de confusion, tout en diluant les responsabilités. « C’est tellement compliqué, que l’on ne sait plus qui fait quoi », illustre ainsi un salarié.

Comment peut-on se passer efficacement des informations dans ces conditions ? D’autant que tout le monde est prié d’aller vite pour respecter les délais irréalistes qui sont imposés. (...)

Jamais, auparavant, un générateur d’un réacteur aussi puissant (1300 MW) n’avait été remplacé par EDF [5]. Pourtant le caractère inédit du chantier n’a, à aucun moment, été pris en compte. « Ces délais, reprend un salarié de Paluel, poussent les gens à faire des conneries, c’est évident. En plus, si on ne les respecte pas, on est montré du doigt comme celui qui a retardé le chantier. »

Des alertes ignorées (...)

À l’intérieur du bâtiment, on avait bien remarqué, au cours du hissage des deux premiers générateurs que le palonnier tanguait dangereusement. L’information avait d’ailleurs circulé au sein de la centrale plusieurs jours avant l’accident, y compris entre des salariés non concernés par le chantier. « On a vraiment insisté sur le fait que le palonnier était tordu. On a remonté l’information », ont confié des salariés aux experts. Dans leur rapport, ces derniers précisent : « Plusieurs de nos interlocuteurs ont en outre laissé entendre que l’information n’était pas seulement remontée aux encadrants de l’équipe de remplacement du GV, mais bien également à la direction du projet à Marseille ainsi qu’à celle de la DIPDE. »

Les ingénieurs qui pilotent l’opération sont donc censés être au courant des premiers signes de défaillances. Au moment de ces diverses alertes, une réunion se tient au sein de la centrale. « On le sait parce que des salariés nous l’ont rapporté, raconte Thierry Raymond, animateur du collectif nucléaire au sein de la Fédération nationale des mines et de l’énergie de la CGT (FNME). Mais nous n’en avons aucune trace écrite. On ne sait pas qui était là, ni ce qui s’y est dit. »

Seule certitude : le chantier s’est poursuivi, comme si de rien n’était, jusqu’à ce que le tout s’écroule. (...)

« On s’inquiéterait trop facilement. On serait "catastrophistes" »

« Le rapport met aussi en cause une partie de notre organisation, en l’occurrence celle qui concerne la surveillance des chantiers », ajoute un agent EDF. Ces quinze dernières années, en même temps que la masse d’activités sous-traitées a augmenté, le personnel interne à EDF s’est beaucoup renouvelé. La plupart de ceux qui ont connu la grande époque des constructions de centrales sont partis. Ceux qui arrivent au service ingénierie, un BTS en poche, se retrouvent très rapidement à surveiller des chantiers sur des installations qu’ils n’ont pas construites eux mêmes. Il est donc difficile pour eux d’évaluer les risques réels.

« Pour nous, tranche un agent de l’ancienne génération, il est impossible de contrôler correctement quelque chose que l’on n’est pas capable de réaliser soi-même. Ce principe nous oppose à la direction depuis très longtemps. Si les personnes qui ont surveillé le chantier du GV à Paluel avaient eu des compétences en levage, elles auraient aussitôt signalé qu’il y avait un problème susceptible d’avoir de graves conséquences. » Car surveiller ne signifie pas se contenter de valider « le respect de procédures normées », « sans avoir à comprendre ou à entrer dans la réalité des activités réalisées », rappellent les experts de l’Aptéis.

Pire : les compétences détenues par les personnels d’EDF sont ignorées. C’est ainsi que le service levage de la centrale de Paluel, qui compte des techniciens aguerris, n’a pas été sollicité une seule fois pour le chantier de remplacement du générateur. « Le principe de la sous-traitance, c’est qu’ils se débrouillent, sans que l’on intervienne en quoi que ce soit. Même si on sait le faire », grince un agent EDF. Les lanceurs d’alerte internes ne sont pas les bienvenus. (...)

La situation était si critique que des représentants CGT sont allés demander au directeur national en charge des prestataires de retirer l’entreprise de la liste des sous-traitants qualifiés pour intervenir en centrale nucléaire. « On outrepasse notre représentation syndicale quand on fait ce genre de chose. C’est vraiment extrêmement rare », souligne Thierry Raymond. La société Orys a pourtant été récompensée par EDF, trois mois après l’accident, pour sa « bonne prise en compte de la sécurité et [sa] contribution à la prévention des risque » sur un autre chantier, dans la centrale nucléaire du Tricastin [7].

La poursuite du « grand carénage » en question (...)

« Avec la chute du générateur, on arrive aux limites de la sous-traitance à tout va, juge Thierry Raymond. Mais on continue quand même. »

À Paluel, le générateur de vapeur a finalement été sorti du bâtiment réacteur par un sous-traitant néerlandais qui avait postulé, sans succès, pour assurer le chantier de remplacement initial . « Sans doute était-il trop cher », soufflent des salariés. Mais, entre le coût d’une centrale à l’arrêt – un million d’euros par jour – et les surcoûts d’études, de conception, de construction et de manutention d’un matériel de levage adéquat, le chantier de la tranche 2 de Paluel a dépassé le milliard d’euros. Sans oublier les risques encourus par les salariés, sauvés par une « chance extraordinaire » pas vraiment synonyme de « sûreté nucléaire ». (...)

Étrangement, l’Autorité de sûreté du nucléaire n’a pas souhaité répondre à l’expertise ni écouter sa restitution alors qu’elle est censée rendre son avis sur le prolongement de l’activité des centrales. Ce qui est peu rassurant.