
L’accaparement des matières premières enfouies sous le sol ukrainien est à la racine d’un conflit où les voix des puissances nationales et industrielles priment sur celles des Ukrainiens.
L’invasion russe de l’Ukraine, commencée en 2014 par l’annexion de la Crimée et du Donbass, est la triste projection de la nouvelle identité nationale façonnée par Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir, militariste, expansionniste et anti-occidentale. Galia Ackerman a brillamment décrit dans Le Régiment immortel (éd. Premier Parallèle, 2019) cette politique qui a cimenté la société russe autour d’un messianisme nostalgique de la Grande Russie, dont l’Ukraine ferait partie intégrante.
Mais ce conflit est aussi un affrontement pour les métaux, le pétrole et le gaz qui n’a cessé de s’intensifier depuis 2014. Car le rapprochement des gouvernements ukrainiens avec les puissances occidentales a permis aux États-Unis et à l’Union européenne de planifier l’extraction des matières premières de ce pays richement doté. Un casus belli pour Moscou. (...)
En 2010, d’importants gisements de gaz de schiste ont été découverts en Ukraine. Le plus considérable se situe à Yuzivska dans la région de Kharkiv, à l’est du pays. Ses réserves correspondraient à un tiers de la consommation annuelle de gaz de l’Ukraine.
En 2013, les permis ont été attribués aux sociétés étasuniennes Shell et Chevron. Sur fond de corruption : le ministre des Ressources de l’époque, Mykola Zlochevsky, était aussi président de la Burisma Holdings, l’une des plus grandes sociétés gazières privées d’Ukraine. Ce groupe, réputé proche de Joe Biden, a recruté son fils Hunter Biden à son conseil d’administration en 2014.
Le gigantesque projet d’extraction de Yuzivska a déclenché l’opposition des habitants de la région, qui se sont mobilisés contre les pollutions des eaux qui résulteraient de la fracturation hydraulique, technique interdite en France. Mais cette campagne, affirme le centre de communication stratégique ukrainien, a été instrumentalisée par la Russie, « d’ordinaire complètement indifférente aux questions environnementales » : ce pays aurait largement appuyé le mouvement « Le gaz de schiste est la mort du Donbass ».
Les réserves de gaz les plus importantes d’Europe (...)
Un scénario semblable s’est déroulé au large de la Crimée à la même période. À la suite de la découverte d’importants gisements pétroliers et gaziers en mer Noire, Exxon Mobil, Shell et Chevron ont obtenu en 2012 des permis d’exploration. Fin novembre 2013, l’Ukraine a également signé avec EDF et l’italien ENI un accord pour l’exploitation d’hydrocarbures à l’est de la Crimée visant à produire 3 millions de tonnes de pétrole par an. Tous ces projets « ont été soit abandonnés, soit mis en suspens par l’annexion de la Crimée », note Maksym Bugriy, analyste ukrainien.
Selon Robert Muggah, du cabinet d’analyse stratégique canadien SecDev, les conquêtes de 2014 ont permis à la Russie « de contrôler la moitié du pétrole conventionnel de l’Ukraine, 72 % de son gaz naturel, et l’essentiel de sa production et de ses réserves de charbon ». Ces dernières sont situées dans le Donbass, jadis l’un des principaux sites de production houillère de l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) et région natale de Stakhanov, le mineur de charbon devenu la figure légendaire du travailleur soviétique.
Un sous-sol stratégique (...)
L’Ukraine est classée au cinquième rang mondial pour ses réserves en fer, en graphite et en manganèse — deux éléments critiques pour la production de batteries électriques.
Elle est aussi sixième productrice mondiale de titane, métal stratégique pour la production aéronautique, et recèle d’importants gisements de lithium, de cuivre, de cobalt et de terres rares, utilisés aussi bien dans le domaine énergétique que dans l’électronique et la défense. C’est la raison pour laquelle l’Union européenne a conclu en juillet 2021 un partenariat avec l’Ukraine pour les métaux stratégiques et les batteries, une coopération amorcée et progressivement renforcée depuis 2014 après l’arrivée au pouvoir du gouvernement pro-occidental de Porochenko. (...)
Ce partenariat répond à la volonté de l’Union européenne — et plus largement de l’Otan — de sécuriser les approvisionnements en matières premières de son industrie face aux monopoles chinois et russes. (...)
Pour la fabrication de semi-conducteurs, l’industrie étasunienne est par ailleurs dépendante à 90 % du néon de qualité ultrapure produit à Odessa à partir du gaz issu des acieries.
En amont de ce partenariat, l’Ukraine s’était engagée à privatiser ses mines et son industrie métallurgique, à collaborer avec les services géologiques européen (EuroGeoSurveys) et étasunien (USGS) et à réaliser en anglais un « Atlas de l’investissement » cataloguant les gisements de métaux critiques disponibles. (...)
Bataille pour les ressources (...)
Après l’invasion de la Crimée, le géant russe DF a été dessaisi de ses mines de titane, tandis que les autres gisements du pays sont désormais exploités par l’entreprise ukraino-étasunienne Velta Resources.
Ces gisements sont aussi stratégiques pour les pays de l’Otan qu’ils le sont pour la Russie. Pour Olivia Lazard, de l’Institut Carnegie, « son intention est clairement d’accéder aux mêmes ressources dont l’Europe a besoin pour appliquer sa loi pour le climat ». La Russie est déjà la deuxième productrice mondiale d’aluminium et la première exportatrice mondiale de nickel, utilisé pour les batteries. Elle domine également le marché du palladium servant notamment à la production de piles à combustible.
La dépendance des acheteurs occidentaux à ces matières premières est telle que la bourse des métaux de Londres a renoncé à interdire la vente de métaux russes. (...)
il faudrait replacer l’offensive en Ukraine « dans le contexte plus large des manœuvres du groupe Wagner, entreprise mercenaire informellement liée au Kremlin, dont le propriétaire dirige aussi des sociétés d’extraction comme Lobaye Invest, désormais présent dans des pays africains richement dotés en ressources minérales comme le Mozambique, Madagascar, la République centrafricaine et le Mali ». L’agression russe de l’Ukraine a donc aussi pour toile de fond cet affrontement pour l’approvisionnement en matières critiques, dont la première victime est la population ukrainienne. (...)
il faudrait replacer l’offensive en Ukraine « dans le contexte plus large des manœuvres du groupe Wagner, entreprise mercenaire informellement liée au Kremlin, dont le propriétaire dirige aussi des sociétés d’extraction comme Lobaye Invest, désormais présent dans des pays africains richement dotés en ressources minérales comme le Mozambique, Madagascar, la République centrafricaine et le Mali ». L’agression russe de l’Ukraine a donc aussi pour toile de fond cet affrontement pour l’approvisionnement en matières critiques, dont la première victime est la population ukrainienne. (...)
Quelle indépendance face aux intérêts européens ?
L’Ukraine rêve d’indépendance, et c’est la raison pour laquelle une majorité d’Ukrainiens a soutenu son rapprochement avec l’UE. Mais quelle marge de manœuvre restera-t-il aux dirigeants du pays quand il faudra rembourser les dizaines de milliards d’euros de prêts contractés auprès de la BERD, de la Banque mondiale, des États-Unis et des pays européens qui convoitent ses ressources naturelles ?
« Nous allons non seulement reconstruire l’Ukraine, mais nous allons la reconstruire en mieux, en plus vert », a assuré Maroš Šefčovič aux ministres ukrainiens le 16 novembre. Mais peut-on reconstruire l’Ukraine « en plus vert » en faisant du pays le paradis minier de l’industrie européenne ? On sait pourtant que l’extraction minière est le secteur industriel le plus polluant et le premier producteur de déchets au monde.
Qu’en pense la population ukrainienne ? Depuis 2004, les habitants de la région de Marioupol, dans le Donbass, s’opposent à l’exploitation du gisement de terres rares et de zirconium d’Azov en raison des risques de pollution radioactive et ont obtenu deux fois l’interruption de la délivrance d’un permis. La dernière mise aux enchères du gisement en janvier 2021 a déclenché de grandes manifestations dans les districts de Manhoush et de Nikolske. Une fois la guerre terminée, les Ukrainiens n’auront-ils pas la mauvaise surprise de découvrir que pendant qu’ils tentaient de survivre aux assauts et aux bombardements russes, leurs régions ont été vendues aux entreprises minières et gazières ?