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Le Monde Diplomatique
Un peuple européen est-il possible ?
Frédéric Lordon
Article mis en ligne le 11 juin 2015
dernière modification le 6 juin 2015

(...) de même qu’ils se font, les peuples peuvent se défaire, et aussi se refaire. Rien n’interdit en particulier de considérer l’hypothèse de la formation d’un peuple de peuples — (...) Donc, si évidemment elle ne va pas de soi, l’idée que se fasse un peuple européen n’a rien non plus d’essentiellement absurde.

La nature ne crée pas de nations, dit Spinoza, mais pas davantage les adhésions de la rationalité contractualiste, selon le modèle de l’association volontaire, libre et transparente qui a donné leur caractère aux schémas variés du « contrat social ». Alors quoi ? « Puisque les hommes sont conduits par l’affect plus que par la raison, il s’ensuit que la multitude s’accorde naturellement et veut être conduite comme par une seule âme sous la conduite non de la raison mais de quelque affect commun (3). » Les communautés politiques, les communautés nationales sont fondamentalement des communautés passionnelles.

Il y a cependant plusieurs pièges dans cet énoncé. Il faut prendre garde en premier lieu au singulier : l’affect commun qui offre à la communauté (la multitude assemblée) son principe cohésif est un affect composite — ou un composé affectif. Il a pour objet des manières : manières de sentir, de penser et de juger — de juger du bien et du mal, du convenable et du répréhensible, du licite et de l’illicite. L’affect commun est donc, pour sa part, au principe d’un ordre moral collectif.

Mais de quelle extension ? Juger du bien et du mal, mais de quoi ? En quelles matières ? De quel ensemble délimité d’actions ? Spinoza ne dit certainement pas que doivent être communes les manières de juger de tout ! Le Traité théologico-politique dit même explicitement le contraire, qui est conçu pour défendre la liberté des opinions — c’est-à-dire leurs divergences. Il n’y a par conséquent nul totalitarisme de l’affect commun, nulle visée d’homogénéisation absolue de la multitude. (...)

Dire qu’il n’y a pas de totalitarisme de l’affect commun, c’est reconnaître d’emblée que la complexion passionnelle collective est nécessairement une articulation du divers et du commun. Mais une articulation hiérarchique : une articulation du divers sous le commun. Ainsi, à côté de (sous-)affects communs proprement régionalistes, il y a des (sous-)affects communs de position sociale, définis notamment en termes d’intérêts matériels — ce qu’on pourrait appeler des affects communs de classe. L’entité d’ensemble ne tient que si l’affect commun global l’emporte sur les affects communs locaux, l’affect d’appartenance au tout sur les affects d’appartenance aux parties.

Par exemple, certaines régions de France tolèrent des dynamiques d’involution économique, d’attrition culturelle et de désertification sans qu’il s’ensuive la formation de violentes passions réactionnelles locales, en tout cas rien qui puisse remettre en cause l’affect commun global (national) auprès des populations concernées. Ainsi, la Creuse ou l’Ardèche acceptent au sein de la France des déclins, et même des abandons, qu’aucune nation n’accepterait au sein d’une Europe intégrée, et il n’en est ainsi que par la balance dans chaque cas entre affects communs globaux et (sous-)affects communs locaux. Inversement, ce qui persiste de transferts financiers interrégionaux automatiques, liés au poids dominant du budget central, conduit objectivement les régions les plus riches à soutenir les plus pauvres, mais sans que ces contributions soient vécues par les contributeurs comme une charge contingente dont ils auraient été injustement lestés, par là propre à nourrir une protestation acrimonieuse. Faute de poser le problème en ces termes, les discours qui en appellent avec des trémolos à la « solidarité » (financière) des peuples européens (« Nous devrions nous montrer solidaires avec la Grèce »), ou au contraire qui stigmatisent l’« égoïsme » de l’Allemagne, se condamnent au dernier degré de l’inanité politique — par dissolution dans un consternant bouillon moraliste. (...)

Quel est, ou quels sont les objets sur lesquels pourrait précipiter l’affect commun constitutif d’un peuple européen ? L’hypothèse esquissée ici propose d’envisager que l’un de ces objets pourrait être l’idée de souveraineté populaire, c’est-à-dire cela même qui se trouve profondément en crise dans la présente Union et qui, inversement, pourrait être le levier de sa régénération. (...)

On peut alors se demander si cette idée de la revendication de souveraineté populaire n’est pas partagée au point d’être constitutive d’un imaginaire politique européen et, partant, la matière possible d’un affect commun suffisant. (...)