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Les mots sont importants
Une bavure médiatique
Ce texte est repris dans le recueil de Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, Les mots sont importants, paru aux éditions Libertalia en avril 2010.
Article mis en ligne le 15 août 2015
dernière modification le 12 août 2015

Le 24 juillet 2002, TFI annonce que « des jeunes auraient agressé des policiers à coups de poing et de battes de base-ball » dans la ville de Pantin, en région parisienne, tandis que Le Figaro parle d’un « véritable guet-apens comme on en connaît de plus en plus souvent... ». Sylvie Tissot revient dans cet article sur l’« affaire de Pantin » et le délire médiatique auquel elle a donné lieu, et ce malgré l’absence de guet-apens, de traquenard, ou de bandes de jeunes.

Un « urgent », dans le jargon des agences de presse, est une dépêche de deux ou trois lignes rapportant un fait d’une importance exceptionnelle, le déclenchement d’une guerre, par exemple, un tremblement de terre ou les résultats du foot. Aucune rédaction de France ne pouvait donc rater l’urgent diffusé par l’AFP ce mercredi 24 juillet 2002 à 16 h 18 :

« Trois policiers d’une patrouille de “vététistes” ont été hospitalisés après avoir été “roués de coups” mercredi après-midi par une bande de jeunes à Pantin (Seine-Saint-Denis), a-t-on appris de source syndicale policière ».

Trois minutes plus tard, une nouvelle dépêche creuse l’info : « Les trois fonctionnaires, deux hommes et une femme, membres de la police de proximité du quartier des Hauts-de-Pantin, sont tombés dans “un véritable guet-apens” alors qu’ils patrouillaient dans la rue des Pommiers, apprend-on de même source [policière] ». Suit le récit d’un « responsable du Syndicat général de la police (SGP-FO) » (...)

Aucun témoignage direct ne vient étayer ce récit rapporté de seconde main, et de source pas franchement indépendante. L’agence s’abstient néanmoins de faire usage du conditionnel. Sans attendre, l’histoire du « violent guet-apens » fait l’ouverture des flashs de France Info. Au même moment, le SGP-FO envoie un communiqué dans lequel il prétend tenir l’explication du « traquenard » :

« Il est à noter que ces fonctionnaires ont procédé hier, 23 juillet 2002, à l’interpellation de ces mêmes jeunes, et auraient mis en fourrière un engin deux-roues interdit à la circulation sur la voie publique ».

Deux heures après les faits, l’instruction médiatique est déjà bouclée : groupe de jeunes, battes de base-ball, traquenard sanglant, vengeance ignoble.

Le soir même, les J.T. font leur miel de l’événement. (...)

Le lendemain, c’est au tour de la presse écrite d’entrer dans la ronde. « Trois policiers roués de coups par vengeance », titre Le Parisien (...)

Un constat dramatique appuie ce matraquage : les délinquants d’aujourd’hui n’hésitent plus à torturer ces îlotiers attachés à promouvoir, à vélo, la « police de proximité ».

Or cette version des faits a été inventée de toutes pièces, comme le reconnaîtra peu après l’instruction : aucune batte de base ball n’a jamais été utilisée, aucun guet-apens tendu aux policiers, la « dizaine » de jeunes se réduit à deux et surtout - cela apparaîtra clairement lors du procès en 2003- personne n’a pu jamais prouver la responsabilité des jeunes dans l’agression de la policière. En fait, le SGP-FO a inventé le scénario et les médias l’ont repris ou agrémenté sans une once de vérification.

Que s’est-il passé en réalité ? Le 24 juillet 2002, rue des Pommiers à Pantin, trois policiers interpellent un jeune de quinze ans qui en paraît douze (il mesure 1 m 51 et pèse 38 kilos). Pour quel motif ? Mystère. Les policiers parleront d’un joint, puis d’une « odeur », mais rien (ni cannabis, ni mégot) n’a été retrouvé sur l’enfant. Est-ce parce qu’il est noir ou que les îlotiers, comme ils le reconnaîtront plus tard, connaissent déjà parfaitement son identité, toujours est-il qu’ils lui demandent ses papiers alors qu’il est seul en bas de chez lui. L’interpellation est extrêmement violente. L’adolescent, dont ni la carrure, ni le comportement ne représentait une menace flagrante pour l’ordre public, est saisi par le cou, balayé et plaqué à terre.

C’est plus tard que la policière du trio aura la mâchoire fracturée. Par qui ? On ne le saura jamais. Les seuls faits dont nous pouvons rendre compte avec certitude aujourd’hui (et dont les journalistes auraient pu à l’époque prendre connaissance) sont les suivants : un jeune arrive sur les lieux au moment de l’interpellation, s’indigne de la brutalité dont est victime l’adolescent et reçoit un coup de tonfa. La bagarre commence. Un deuxième riverain s’approche, se saisit du tonfa et s’enfuit. Ni les policiers, ni les médias, ni plus tard les juges ne réussiront à expliquer comment deux jeunes ont pu prendre le dessus sur trois policiers armés puis disparaître dans une coursive de HLM. 

D’autres questions resteront sans réponse :

 Pourquoi les deux collègues de la policière ont-ils été déclarés blessés dans un premier temps, puis reconnus indemnes dans un second ?

 Qu’avaient-ils à se reprocher pour alerter immédiatement leur syndicat ?

 Pourquoi celui-ci a-t-il éprouvé le besoin de façonner une version mensongère, et ce dans les deux heures seulement qui ont suivi l’accrochage ?

La policière dira, quant à elle, ne se souvenir de rien.

Quoi qu’il en soit, le traitement médiatique de cette affaire met une fois encore en évidence le manque de temps et le goût du sensationnel qui plombent le travail des journalistes. Mais plus important encore, il donne à voir la spirale infernale qui alimente la représentation aujourd’hui dominante des « banlieues ». Comme si, désormais, tout reportage sur ce qui s’y passe échappait aux règles élémentaires de l’enquête pour mobiliser un scénario écrit à l’avance : la violence et la sauvagerie des « jeunes ». (...)

L’organisation et la distribution des témoignages sont déterminées par un autre facteur : les liens étroits entre médias et classe politique. De façon consciente ou non, les journalistes se calquent sur l’agenda des gouvernants. Or le « traquenard » de Pantin coïncide jour pour jour avec l’examen, le 24 juillet 2002, du projet de loi Perben prévoyant l’enfermement des mineurs de plus de 13 ans. Et une semaine plus tôt, Nicolas Sarkozy venait de présenter à l’Assemblée nationale son projet de loi sur la Sécurité intérieure... Si l’affaire de Pantin est traitée de manière aussi expéditive, avec aussi peu de précautions, c’est aussi qu’elle apparaît comme le fait divers illustratif par excellence du débat tel qu’il est alors construit politiquement : faut-il ou non davantage punir les mineurs délinquants ?

Tous les ingrédients du « bon » sujet sont donc réunis. (...)