
L’organisation de l’État islamique (OEI) a renouvelé le mouvement djihadiste. Alors que celui-ci avait fini par s’autodétruire, l’OEI a su utiliser le vide créé par la guerre en Syrie pour se réinventer et renaître. C’est désormais une force dépourvue d’idéologie qui s’installe dans une région où les États sont en totale déliquescence. Et cette force est capable d’exploiter les erreurs, les excès, les faiblesses et les insuffisances de ceux qui le combattent.
Le djihadisme au Proche-Orient a de beaux jours devant lui. Un seuil semble bien avoir été franchi au-delà duquel la réponse à la menace grandissante du djihadisme perpétue et exacerbe les causes mêmes du phénomène dans une spirale qui enfle à chaque rotation.
Le recours de plus en plus fréquent aux bombardements aériens a détruit, jour après jour, le paysage urbain de la région et ravagé son tissu social. Des villes entières sont rayées de la carte et des millions de personnes contraintes de fuir, plongées dans des situations de désespoir extrême.
La si nécessaire aide humanitaire se fait rare, contrairement à l’intolérance et à la discrimination. Le développement des milices aux dépens des armées régulières est alimenté par une course effrénée aux armements qui ne pourra qu’affaiblir les États existants, et nourrit ce qui est devenu un « système de radicalisation » dans la région.
Des opérations militaires sont continuellement conduites sans que l’on pense un instant à une normalisation politique ultérieure ou à une reconstruction de l’économie. Paradoxalement, les menaces djihadistes servent de prétexte pour n’aborder aucune des questions politiques et socio-économiques les plus urgentes.
Plus la situation empire, plus le statu quo se dégrade, plus il semble avoir le soutien des acteurs-clés et des principaux protagonistes. (...)
La numérisation du monde crée un djihad connecté, mobile, au sein duquel les combattants (comme tous les migrants) déploient sur les réseaux sociaux une image d’eux-mêmes résolument gratifiante, communiquent facilement avec leurs proches restés à la maison et peuvent même espérer les attirer à leurs côtés. Nombreux sont ceux qui tirent plus de tweets que de balles.
La mince couche d’expertise militaire et de conviction religieuse qui caractérise beaucoup de volontaires étrangers les a amenés à compenser leurs manques par d’autres moyens : ils se ménagent un créneau où se conjuguent aptitude à la communication et sadisme sans entrave. Une telle érotisation de la violence est symptomatique d’une sous-culture du déracinement, de la globalisation et du ressentiment, qui a plus à voir avec les fusillades américaines en milieu scolaire qu’avec le mouvement djihadiste que nous avions connu jusqu’alors.
Si l’on veut mieux comprendre le mouvement djihadiste, une grave erreur serait de l’analyser hors de son contexte et de tenter d’y trouver une explication logique en se basant sur des schémas hérités du passé (...)
D’ailleurs, il est important de souligner que quelques-uns des pires aspects de l’OEI n’ont rien de spécifiquement proche-oriental ou musulman. La pornographie de la violence constitue en soi un système qui rassemble des ennemis présumés, que ce soit à travers la contagieuse esthétique sécuritaire américaine, le renouveau des partis d’extrême droite en Europe, les gesticulations viriles de leaders même démocratiques saturés de testostérone, trop contents de « frapper » sans stratégie particulière, la glorification d’armées misérables par les régimes arabes, ou la culture qui émane de milices qui balaient la région encouragées avec enthousiasme par des pays comme l’Iran, etc. Tous proposent plus ou moins la même chose : une vision du monde musclée et binaire qui fait fi des complexités et des anxiétés de la vie moderne et qui permet une violence de soi-disant justiciers vécue comme une forme instantanée de libération et d’accomplissement.
Une organisation à la Uber
L’OEI apporte une nouvelle dynamique et établit un précédent qui sans nul doute affectera et peut-être même reconfigurera plus largement le mouvement djihadiste. Un premier « succès » djihadiste dans un monde arabe en déliquescence est en soi un tournant décisif. Bien qu’il semble relativement facile de le contenir dans des zones comme la Syrie orientale et le nord-ouest de l’Irak, il serait naïf de sous-estimer le réel danger qu’il représente compte tenu de sa capacité à s’adapter, se renouveler, inspirer d’autres individus et exploiter à son profit les réactions de ses adversaires. (...)
malgré ses pompeuses prétentions islamiques et sa brutalité sans concession, il se caractérise avant tout par son absence d’idéologie. Il n’a pas théorisé la notion d’État islamique au-delà de vagues et inconsistantes références, d’ailleurs impraticables, aux premiers temps mythifiés de l’ère islamique. Très symptomatique est son appellation originelle — « État islamique en Irak et au Levant » — qui combine à merveille en une seule phrase une dénomination contemporaine (l’Irak) et une autre historique (le Levant, en référence à l’ancienne Syrie). Il cherche clairement à se consolider dans des zones « à ventre mou » plutôt que de s’étendre au nom d’une vision territoriale précise, ce qui le conduirait à se dresser contre des ennemis plus « durs ». C’est tout juste s’il a consenti quelques efforts nonchalants pour codifier et justifier son recours à la violence, calculés pour « faire le buzz » aux dépens de tout fondement éthique. Sa vision se résume essentiellement à des catégories simples — vidées des attributs théologiques — auxquels le mouvement djihadiste a été très sensible jusqu’à tout récemment. (...)
Le potentiel de l’OEI réside dans son environnement beaucoup plus que dans ses caractéristiques intrinsèques. Le Proche-Orient connaît une profonde transformation, qui tient en partie à l’érosion rapide des « superstructures ». Le paysage stratégique — dans une région historiquement dessinée, pour le meilleur ou pour le pire, par des ingérences étrangères — est fluide, avec une politique américaine dépourvue de paradigme organisationnel, des voisins européens dans le désarroi, une Russie entrée en lice de manière agressive, la question de Palestine reléguée au second plan, une montée en puissance iranienne et de grandes capitales arabes balayées incapables de définir exactement leur rôle. (...)
Les structures infra-nationales ne semblent pas devoir constituer une solution de rechange, compte tenu de la fragmentation des cadres de référence communautaires, tribaux, professionnels et provinciaux. Même la structure familiale est perturbée, avec des parents qui ne sont plus en mesure de servir de modèles, des enfants qui ont le plus grand mal à se marier, des mécanismes de solidarité trop sollicités par des besoins qui ne cessent de s’accroître et un sentiment général de dislocation. Le nihilisme de la jeunesse en Irak, pays ravagé avant les autres de par une succession de guerres, les pénibles sanctions internationales dévastatrices des années 1990, la faillite de son régime et sa disparition précoce, devrait servir d’avertissement.
Dans la mesure où les dynamiques à l’œuvre sapent les superstructures, il est essentiel de prêter attention à ce qui émerge pour combler le vide. De nouvelles formes de leadership, d’organisation et de gouvernance, de nouvelles grilles de lecture, même rudimentaires et changeantes, commencent à façonner la région au moins tout autant que les héritages du passé. L’OEI en est un exemple. Cela constitue en soi un changement radical. Pour la première fois, le mouvement djihadiste ne procède pas d’une tentative de transformation de la société selon une vision programmatique qui viendrait du haut — avec des résultats qui sont généralement cantonnés aux marges —, mais il est le produit de profonds changements du tissu socio-économique et politique régional émanant de la base. Le problème appelle désormais une analyse entièrement nouvelle qui requiert un examen plus ambitieux et plus dynamique des conditions de son incubation. (...)
Tandis que les gouvernements occidentaux tentent de gérer leur embarras en enterrrant la région sous les bombes, le régime syrien, la Russie, l’Iran et la plupart des autres gouvernements impliqués se contentent d’utiliser le mouvement djihadiste pour poursuivre des intérêts sans rapport avec lui. Un spectaculaire rassemblement d’acteurs, bien qu’hétéroclite, a ainsi formé, de facto, la plus grande coalition de l’histoire pour combattre ce qui n’est après tout qu’une milice. Ces puissantes forces occidentales, russes, arabes et iraniennes qui toutes ont déclaré l’OEI comme étant leur ennemi prioritaire ont provoqué beaucoup de destructions et obtenu de maigres résultats.
Pourtant, à chaque tournant de cette spirale destructrice, ces acteurs trouvent dans l’OEI des raisons de continuer leurs actions. L’Organisation de l’État islamique vole d’ailleurs à leur secours avec quelque nouvel étalage de perversité, un autre échantillon de son musée des horreurs, leur faisant oublier leurs échecs collectifs et individuels. Ainsi, ils évitent d’avoir à faire un examen de conscience nécessaire avant de s’attaquer aux nombreux vrais problèmes qui promettent une longue vie au mouvement djihadiste.