
« Une partie des mouvements sociaux ne se limitent pas à la défense de l’emploi et à l’augmentation des salaires ou bien à la consommation mais ils essaient d’aller au-delà et cherchent, soit par conviction ou par nécessité, à dépasser le lien de subordination que leur a assigné la société » (Zibechi, 2010).
Le mouvement des entreprises récupérées par les travailleurs uruguayens s’inscrit dans une tradition de luttes pour « l’émancipation économique et sociale »1. Il puise ses racines dans l’histoire du mouvement ouvrier qui, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, a su articuler la formation de syndicats et la constitution d’un mouvement coopératif puissant. Tout au long de son existence, le mouvement coopératif a su conserver une indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics. Il existe près de 300 coopératives de travail en Uruguay2 (Guerra, 2013 : 28).
La récupération d’entreprises par les travailleur-e-s (ERT) sous la forme coopérative n’est pas une nouveauté dans l’histoire économique uruguayenne. En remontant dans l’histoire des coopératives, nous trouvons des antécédents qui remontent au milieu du XXe siècle. Il est donc possible de parler de processus historique dans ce pays, même s’il intervient principalement dans des périodes de crise.
Si le phénomène de récupération d’entreprises reste limité d’un point de vue quantitatif, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un mouvement important avec des unités de production stratégiques dans la sphère productive et l’économie du pays. L’importance de ces expériences autogestionnaires ne saurait se réduire au nombre d’entreprises et de travailleurs impliqués mais bel et bien dans la portée symbolique que comporte l’autogestion ouvrière (Riero, 2012).
En cohérence avec la culture ouvrière uruguayenne, il est parvenu à se structurer ces dernières années et à devenir un interlocuteur des pouvoirs publics et à nouer des relations étroites avec la centrale syndicale. Il a également participé à une tentative de fédérer les organisations autogestionnaires avec une visée de transformation sociale sur des bases de l’autogestion. (...)
Un processus historique
Les chercheurs Martí, Thul & Cancela, qui ont travaillé à partir des archives de la Fédération de coopératives de production d’Uruguay (FPCU)3, distinguent trois étapes historiques de la récupération. La première est liée à la crise du modèle d’industrialisation confrontée aux importations, elle se situe entre le milieu des années 50 et le début des années 70. La seconde résulte de la crise de la dette externe et de la politique d’ouverture, elle se situe entre le début des années 80 et les premières années de la décennie 90. La dernière est en relation avec la crise du modèle néolibéral et se situe entre la fin des années 90 et aujourd’hui (Martí y al, 2013). Dans cette version, nous nous limiterons à décrire cette dernière étape. (...)
Plus de dix ans après la crise économique et avec l’arrivée au pouvoir du Frente Amplio12, le phénomène de récupération d’entreprises par ses travailleurs, sorti de son contexte d’urgence, s’est accru lentement. En Uruguay, il existe des politiques publiques orientées vers le secteur, à travers notamment le FONDES, dont le but est d’assister et de soutenir financièrement les projets productifs impulsés par des collectifs de travailleurs qui détiennent les capitaux et la direction des entreprises et en particulier celles gérées selon les principes de l’autogestion.
Le phénomène de récupération uruguayen va donc bénéficier de politiques publiques plus favorables qu’en Argentine. Ainsi, en juillet 2004, une loi innovante sur les coopératives de travail est promulguée. Elle donne la possibilité au juge d’accorder l’utilisation de l’infrastructure de l’entreprise antérieure à la coopérative créée par les travailleurs et, pour palier à l’absence de capital, elle permet aux travailleurs de solliciter l’avance du montant global de leurs indemnités de chômage pour constituer le capital social. (...)