
L’homophobie politique atteint de nouveaux sommets de violence en Pologne. « Mais des représentations qui opposent l’Ouest symbole de la justice sexuelle à une Pologne obscurantiste ne peuvent qu’alimenter la rhétorique du pouvoir en place », analysent quatre chercheur·ses invitant à un « décentrement du regard ». Il et elles enjoignent à s’intéresser à la diversité des luttes locales, « plutôt que de s’associer aux protestations d’institutions internationales dont les politiques économiques néolibérales ne cessent de produire toujours plus d’inégalités ». (...)
Indignation, colère, impuissance – difficile de ne pas se sentir concerné·e par les récits et images qui nous parviennent de Pologne ces derniers jours, et même de vouloir réagir. Mais comment ?
L’homophobie politique, apparue au début des années 2000 dans le débat public polonais, vient d’atteindre de nouveaux sommets de violence. Elle prend dernièrement la forme d’un discours « anti-LGBT », dans lequel les minorités sexuelles et de genre et leurs revendications sont pointées du doigt comme si elles relevaient d’une idéologie issue des pays de l’Ouest sécularisé. L’Union européenne en est érigée en symbole central, et identifiée comme la continuation du « bolchévisme » soviétique, ce qui la discrédite de manière définitive dans une société postcommuniste. Les ressorts de cette rhétorique anti-LGBT sont proches de ceux de l’antisémitisme : des minorités opprimées sont stigmatisées comme suppôts de puissances étrangères visant à pervertir et à soumettre la nation, et à mettre en danger la souveraineté de l’État.
Ces dernières semaines, quand les militant·e·s LGBT ont affronté leurs adversaires, les autorités polonaises n’ont pas hésité à protéger ceux qui diffusent des appels à la haine, et à réprimer violemment les mobilisations avec un arsenal policier et judiciaire sans précédent[1].
Ces évènements suscitent en nous, militant·e·s et allié·e·s des mouvements LGBT, queer, féministes, chercheur·e·s, intellectuel·le·s, et toute personne attachée aux libertés et aux luttes pour plus de justice et d’égalité entre les genres et les sexualités, un sentiment de révolte bien légitime. Les enjeux autour de nos réactions et de l’expression de notre solidarité, néanmoins, sont complexes. Depuis quelques jours, de nombreuses tribunes sont publiées, répondant à une urgence et visant un objectif à court terme : contraindre le gouvernement et l’institution judiciaire en Pologne à faire redescendre le niveau de répression[2]. Cependant, à long terme la pression de la part d’autorités internationales, qu’elles soient institutionnelles ou intellectuelles, risque d’être contre-productive.
Une phrase telle que : « il existe une longue tradition de persécution des minorités en Pologne : Juifs, Tsiganes, migrants, homosexuels, transsexuels et personnes non-blanches… » (ici), au-delà de son imprécision historique généralisatrice, entre par exemple en conflit direct avec les stratégies développées depuis trente ans par la gauche polonaise. En effet, plutôt que de dénoncer la continuité de l’oppression dans l’histoire polonaise, les militant·e·s ont largement préféré réhabiliter et mettre en valeur périodes, courants et figures historiques de la tolérance religieuse et sexuelle en Pologne. C’est le cas du mouvement LGBT, qui a entrepris de se réapproprier de nombreuses figures du récit national
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Cette stratégie d’ancrage national et mémoriel, à laquelle nous reconnaissons bien sûr des limites, a le mérite de s’opposer à la définition ethnico-religieuse de la nation promue par la droite : une nation, un peuple, une religion. Elle fait également sens dans de nombreux contextes où la subordination, présente ou passée, de la souveraineté de l’Etat à des forces étrangères facilite la stigmatisation et le rejet de tout ce qui est construit comme une « imposition » extérieure. Elle peut par contre surprendre, voire déstabiliser les militant·e·s de l’Ouest sécularisé habitué·e·s à une critique frontale des récits nationaux traditionnels.
Mais des représentations qui opposent l’Ouest symbole de la justice sexuelle à une Pologne « traditionnellement » obscurantiste ne peuvent qu’alimenter la rhétorique du pouvoir en place, dont ce binarisme est le fonds de commerce. Cultiver un décentrement du regard, un intérêt pour la diversité des luttes et des stratégies locales afin de créer un éventail plus large de réponses possibles est ici une nécessité.
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il est grand temps de travailler à développer des alliances et des solidarités où diverses stratégies locales peuvent coexister sans hiérarchisation, plutôt que de s’associer aux protestations d’institutions internationales dont les politiques économiques néolibérales ne cessent de produire toujours plus d’inégalités.
Le rôle des inégalités économiques dans le maintien au pouvoir des forces politiques ultra-nationalistes brille en effet par son absence dans les débats actuels.
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Face au « diviser pour mieux régner » si bien orchestré par le néo-libéralisme (agriculteurs contre LGBT, chômeuses contre migrants…), justices sociale et économique doivent constituer le cœur de nos solidarités et de nos revendications transnationales. Il ne s’agit point de scander l’idée du « progrès ». Mais d’œuvrer au changement.