
L’individualisme n’est pas la maladie de notre époque, c’est l’égoïsme, ce self love, cher à Adam Smith, chanté par toute la pensée libérale. L’époque est à la promotion de l’égoïsme, la production d’ego d’autant plus aveugles ou aveuglés qu’ils ne s’aperçoivent pas combien ils peuvent être enrôlés dans des ensembles massifiés. Et c’est bien d’ego qu’il s’agit, puisque les gens se croient égaux alors qu’en réalité ils sont passés sous le contrôle de ce qu’il faut bien appeler le « troupeau ». Celui des consommateurs, en l’occurrence.
Vivre en troupeau en affectant d’être libre ne témoigne de rien d’autre que d’un rapport à soi catastrophiquement aliéné, dans la mesure où cela suppose d’avoir érigé en règle de vie un rapport mensonger à soi-même. Et, de là, à autrui. Ainsi ment-on effrontément aux autres, ceux qui vivent hors des démocraties libérales, lorsqu’on leur dit qu’on vient – avec quelques gadgets en guise de cadeaux, ou les armes à la main en cas de refus – leur apporter la liberté individuelle alors qu’on vise avant tout à les faire entrer dans le grand troupeau des consommateurs.
Mais quelle est la nécessité de ce mensonge ? La réponse est simple. Il faut que chacun se dirige librement vers les marchandises que le bon système de production capitaliste fabrique pour lui. « Librement » car, forcé, il résisterait. La contrainte permanente à consommer doit être constamment accompagnée d’un discours de liberté, fausse liberté bien sûr, entendue comme permettant de faire « tout ce qu’on veut ».
Notre société est en train d’inventer un nouveau type d’agrégat social mettant en jeu une étrange combinaison d’égoïsme et de grégarité que j’épinglerai du nom d’« égo-grégaire ». Il témoigne du fait que les individus vivent séparés les uns des autres, ce qui flatte leur égoïsme, tout en étant reliés sous un mode virtuel pour être conduits vers des sources d’abondance. Les industries culturelles (1) jouent ici un grand rôle : la télévision, Internet, une bonne partie du cinéma grand public, les réseaux de la téléphonie portable saturés d’offres « personnelles »…
La télévision est avant tout un média domestique, et c’est dans une famille déjà en crise qu’elle est venue s’installer. On a parlé de l’« individualisation », de la « privatisation » et de la « pluralisation » de la famille, issues de la désarticulation inédite des liens de conjugalité et des liens de filiation. Certains auteurs évoquent même une « désinstitutionnalisation » qui serait à rattacher à la chute des relations d’autorité et à la montée de relations d’égalité. De groupe structuré par des pôles et des rôles, la famille devient un simple groupement fonctionnel d’intérêts économico-affectifs : chacun peut vaquer à ses occupations propres, sans qu’il s’ensuive des droits et des devoirs spécifiques pour personne. Par exemple, chacun – père, mère ou enfants – ira grappiller dans le réfrigérateur de quoi se sustenter aux heures où il lui faudra apaiser sa faim avant de retourner dans sa chambre devant la télé ou la vidéo sans en passer par le rituel commun du repas.
Ces aspects sont connus. Ce qui l’est moins, ce sont les modifications introduites par l’usage de la télévision. Celle-ci change en effet les contours de l’espace domestique en affaiblissant encore le rôle déjà réduit de la famille réelle et en créant une sorte de famille virtuelle venue s’adjoindre à la précédente. (...)
En 1953, dans son saisissant roman d’anticipation Fahrenheit 451, l’auteur américain Ray Bradbury montrait plusieurs aspects du problème dont on n’a souvent retenu qu’un seul : une société où la télévision a pris la place du livre (4). Un film, réalisé par François Truffaut en 1966, en a été tiré : l’action se situe dans un avenir proche où la société juge les livres dangereux, les considère comme un obstacle à l’épanouissement des gens.
Si la question du rapport télévision/livre a bien été perçue, on a peu pris en compte la seconde question décisive que posait cette histoire : la télévision comme nouvelle famille. (...)
Ainsi, les très nombreux talk-shows et autres émissions de divertissement diffusés aujourd’hui par les chaînes généralistes fournissent toute une galerie de portraits de famille : du timide impénitent au hâbleur incorrigible, en passant par le râleur patenté, l’ex-militant recyclé en paillettes, le prof idiot, l’écolo de la bonne bouffe, le cynique un peu gaulois, la blonde pétulante à anatomie renforcée, l’éternelle idole des jeunes, le crooner du troisième âge, la star du porno en défenseur des droits de l’homme, l’homosexuel dans toutes ses déclinaisons, le handicapé rigolo, la drag-queen tout-terrain, le penseur attitré, le beur volubile, les acteurs avec leurs lubies, les sportifs au grand cœur, le défenseur des bonnes causes perdues d’avance, et même le psychanalyste plein de sous-entendus freudo-lacaniens… Soit une centaine de personnes circulant sans cesse d’une chaîne à l’autre et valant de l’or, bref, ceux qu’on appelle aujourd’hui les people, derrière lesquels courent les responsables politiques en mal d’audience.
On trouve désormais ses cousins, ses oncles et ses tantes en zappant et, en plus, ils sont drôles ou du moins supposés tels. (...)
hacun se confie à tous dans un idéal de transparence où l’on ne peut plus rien se cacher. A longueur d’émissions, les « secrets de famille » les mieux gardés sont tous éventés ; aucun ne résiste aux grands déballages. Sous le soleil de Big Brother, chacun doit tout dire à tous. (...)
Mais divertir le sujet ne suffit pas. Loin s’en faut. On peut mieux faire. Si ce n’est pas au premier chef l’existence subjective de l’autre qui préoccupe cette « famille », c’est tout simplement parce que rien ne la préoccupe, dans la mesure où elle n’est elle-même qu’un leurre. Derrière se cache la seule réalité consistante, l’audience (une audience fidélisée par le simulacre), qui se mesure, se découpe en parts afin de pouvoir se vendre et s’acheter sur le marché des industries culturelles.
S’il reste un esprit assez naïf pour croire que la qualité des émissions entre en ligne de compte dans la programmation, il risque fort de déchanter dès la première investigation. Seule compte l’audience, car c’est uniquement elle qui influe sur les affaires sérieuses : le prix des espaces publicitaires. Règle qu’un directeur des programmes de TF1, par ailleurs enseignant à Dauphine et à la Sorbonne, a énoncée à l’usage des apprentis programmateurs : « Il est inutile d’augmenter les coûts pour provoquer un programme meilleur que celui qu’on diffuse si vous avez déjà la meilleure audience (6). »
On connaît désormais les propos tenus à l’origine en petit comité par M. Patrick Le Lay, président de TF1 : « Nos émissions ont pour vocation de rendre [le cerveau du téléspectateur] disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité (7). »
C’est donc bien cela qu’il faut élucider : la façon précise dont est obtenue cette disponibilité. (...)
Ainsi Bernard Stiegler, dans un vif petit livre à propos de la télévision et de la misère symbolique, indique que « [l’audiovisuel] engendre des comportements grégaires et non, contrairement à une légende, des comportements individuels. Dire que nous vivons dans une société individualiste est un mensonge patent, un leurre extraordinairement faux (…). Nous vivons dans une société-troupeau, comme le comprit et l’anticipa Nietzsche (8) ». (...)
Kant développe le thème de la mise en troupeau des hommes dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784). Elle intervient, pour lui, dès lors que les hommes renoncent à penser par eux-mêmes et qu’ils se placent sous la protection de « gardiens qui, par “bonté”, se proposent de veiller sur eux. Après avoir rendu tout d’abord stupide leur troupeau [Hausvieh, littéralement « bétail domestique »], et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils sont enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qu’il y aurait de marcher tout seul ». A la liste des gardiens du troupeau avancée par Kant – le mauvais prince, l’officier, le percepteur, le prêtre, qui disent : « Ne pensez pas ! Obéissez ! Payez ! Croyez ! » –, il convient évidemment d’ajouter aujourd’hui le marchand, aidé du publicitaire ordonnant au troupeau de consommateurs : « Ne pensez pas ! Dépensez ! »
Quant à Tocqueville, il est remarquable que cet éminent penseur de la démocratie ait envisagé la possibilité de la mise en troupeau des populations lorsqu’il s’interrogeait sur le type de despotisme que les nations démocratiques devaient craindre. (...)
Après la prolétarisation des ouvriers, le capitalisme a procédé à la « prolétarisation des consommateurs ». Pour absorber la surproduction, les industriels ont développé des techniques de marketing visant à capter le désir des individus afin de les inciter à acheter toujours davantage (10). Les théories de Sigmund Freud ont alors été mises à profit, via leur adaptation au monde de l’industrie qu’a réalisée… son neveu américain Edward Bernays. Ce dernier a exploité (d’abord pour le fabricant de cigarettes Philip Morris) les immenses possibilités d’incitation à la consommation de ce que son oncle appelait l’« économie libidinale (11) ».
Le génie de Bernays, c’est d’avoir vu très tôt le parti qu’il pouvait tirer des idées de Freud. (...)
Mais, une fois dans le « troupeau », l’« animal grégaire » souhaite toujours exprimer son avis. Par conséquent, les communicateurs doivent « faire appel à son individualisme [qui] va étroitement de pair avec d’autres instincts, comme son égotisme ». C’est pourquoi Bernays recommande de toujours lui parler de « son » désir. Cette mise en troupeau a pour objet d’homogénéiser les comportements de façon à conquérir des marchés et par là même de maximiser la rentabilité, en s’appuyant notamment sur les médias audiovisuels de masse, dont la radio et le cinéma, puis la télévision inventée peu après, utilisés pour fonctionnaliser la dimension esthétique de l’individu.
Ce qui est remarquable, c’est que parler d’une société-troupeau de consommateurs prolétarisés n’est nullement incompatible avec le déploiement d’une culture de l’égoïsme érigé en règle de vie – bien au contraire : ces notions s’appellent et se soutiennent l’une l’autre. Cette vie dans un troupeau virtuel incessamment mené vers des sources providentielles pleines de sirènes et de naïades suppose en effet un égoïsme hypertrophié présenté comme accomplissement démocratique. (...)
Nous sommes avec ces formations égo-grégaires comme devant des monstres sécrétés par la démocratie. Des monstres, car ces formations sont profondément antidémocratiques : elles fonctionnent à l’omission volontaire et au procédé artificieux constamment répétés, à l’achat des consciences, au coup d’esbroufe gagneur, au profit rapide et maximal et, de surcroît, elles contaminent de plus en plus le fonctionnement démocratique réel subsistant en contribuant notamment à la « peoplelisation » du politique.
La vie en troupeau virtuel fonctionne à partir d’une sérialisation des individus exposés à de multiples possibilités de satisfaction de convoitises égoïstes, constamment excitées et relancées. (...)
Tout part d’un contrat mensonger selon lequel le spectateur croit pouvoir regarder sans être vu. De là naît ce sentiment de toute-puissance égoïste qui atteint celui qui croit « faire ce qu’il veut » en regardant ce qu’il veut bien regarder. La preuve ultime étant qu’il peut zapper à sa guise. En réalité, ce spectateur n’est pas tout-puissant, loin s’en faut : il est regardé et même scruté sûrement plus qu’il ne regarde. N’oublions pas qu’aucune autre activité sociale n’est plus mesurée que celle qui a trait aux pratiques télévisuelles.
Le même phénomène vaut d’ailleurs pour tous ces nouveaux ensembles égo-grégaires. (...)
La télévision, c’est un œil dardé en direction de chaque membre ou groupe de membres du troupeau. L’habituel : « Je vais me détendre un moment en regardant la télévision » est donc bien fallacieux. Car, alors, c’est l’Autre qui vous regarde, vous, mais pas seulement vous puisqu’il regarde en même temps chaque membre du troupeau. Et, bien sûr, tous ces yeux aveugles de la télévision, dardés vers les membres du troupeau virtuel, sont interconnectés. Ce qui compose un immense réseau où chacun est constamment exposé et regardé par ce qu’il regarde. Et directement conduit vers les sources où cet Autre veut qu’il aille se nourrir et se désaltérer avec ses congénères du troupeau (...)
raffinement supplémentaire (c’est ça le progrès) : personne n’est vu, mais chacun est regardé par ce grand Autre aveugle qu’il regarde. Il ne s’agit plus en effet pour lui de voir chacun des membres depuis un seul point de vue central, mais de faire regarder chacun dans certaines directions très précises, celles qui promettent le bonheur par la satisfaction généralisée et automatique de besoins, évidemment dûment répertoriés et… pré-visibles.