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le monde diplomatique
Xénophobes au nom de l’Etat social
Alexis Spire Sociologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Auteur de Faibles et puissants face à l’impôt, Raisons d’agir, Paris, 2012.
Article mis en ligne le 16 juin 2014
dernière modification le 11 juin 2014

Si les solutions pour sortir l’Union européenne de l’ornière suscitent d’âpres débats, il est un sujet qui fait consensus parmi les dirigeants politiques du Vieux Continent : la lutte contre ceux qui abuseraient des systèmes de protection sociale. Les immigrés d’Afrique ou du Maghreb et les Roms constituent la première cible de cette croisade.

(...) Dans un courrier du 23 avril 2013, les ministres de l’intérieur allemand, anglais, autrichien et néerlandais s’en sont plaints auprès de la présidence irlandaise en dénonçant les « fraudes et abus systématiques du droit à la libre circulation provenant des autres pays de l’Union européenne ». On serait ainsi passé d’une immigration économique à un tourisme d’allocations.

Ces récriminations ne résistent guère à l’observation de la réalité sociale et juridique : dans les pays européens, les populations étrangères et roms comptent parmi les plus précaires du point de vue de l’accès aux soins, et les minima sociaux restent soumis à des conditions drastiques de durée de résidence sur le territoire. (...)

Simple et efficace, cette rhétorique associe maintien de la protection sociale et rejet des étrangers. Elle prospère sur le terreau des « réformes de l’Etat », qui, sous couvert de rationalisation et de lutte contre la fraude, créent à la fois une insécurité interne, éprouvée par des fonctionnaires fragilisés dans leurs conditions de vie et de travail, et une insécurité généralisée, qui se concrétise par l’affaissement de la protection sociale. Il ne s’agit plus de rejeter l’étranger au nom d’une vision racialiste de la nation, mais en vertu d’un idéal beaucoup plus consensuel : sauvegarder le « modèle social français ». Le programme du Front national (FN) préconise ainsi : « Restaurer l’équilibre des comptes sociaux en donnant la priorité aux Français : instaurer un délai de carence d’un an de résidence continue en France et de cotisation avant de bénéficier de tous les avantages de la Sécurité sociale ; supprimer l’AME [aide médicale de l’Etat] réservée aux migrants clandestins ; créer un observatoire des droits sociaux des étrangers et de l’usage des conventions bilatérales de soins (2). »

Mais le FN n’est pas le seul à enfourcher ce cheval de bataille. En Suède, au Danemark ou aux Pays-Bas, des formations politiques concoctent un curieux mélange d’idées d’extrême droite et de préoccupations de gauche pour réformer l’Etat social. (...)

Ce procédé consistant à instrumentaliser une cause progressiste pour mobiliser contre un ennemi commode n’est pas nouveau. (...)

Au cours d’une enquête menée dans les services de contrôle de l’immigration, nous avons pu constater que cette rhétorique était un puissant vecteur de mobilisation pour ceux qui, dans les coulisses de l’administration, conduisent la politique des guichets (...) (...)

La peur que les étrangers ne viennent en France creuser les déficits est particulièrement présente chez les agents chargés des régularisations pour raison médicale (...)

La relation de causalité établie ici entre immigration et dégradation de la protection sociale est aussi très prégnante dans les administrations impliquées dans l’octroi de prestations aux personnes âgées. Alors que les étrangers comme les nationaux sont tenus de résider en France pour y avoir droit, les caisses de sécurité sociale ont engagé depuis la fin des années 2000 une lutte sans merci contre les vieux migrants qui touchent les minima sociaux et repartent occasionnellement au pays (5).

Cette guerre à la fraude ciblant les étrangers a pour principal effet d’arrimer la crise de financement des systèmes de protection sociale à un problème d’identité nationale (...)

Depuis la fin des années 1990, la plupart des pays européens ont, sous couvert de rationalisation, intensifié les mesures de contrôle à l’encontre des bénéficiaires des prestations. (...)

La liste des critères qui définissent le fraudeur reste bien sûr secrète. Son efficacité est néanmoins redoutable (...)

La suppression continue des emplois et des moyens dans les secteurs chargés d’accueillir et d’accompagner les populations les plus fragiles contribue à accroître ces tensions, faisant des guichets une nouvelle ligne de front. Dans ce contexte, il faut rappeler que la crise actuelle de l’Etat social est d’abord le résultat d’une « politique des caisses vides » (14) consistant à assécher les recettes des administrations qualifiées de « dépensières ». Cette crise de financement résulte des multiples dérogations et exonérations consenties aux plus puissants (lire « Impôts, fabrication du « ras-le-bol » et réalité de l’injustice » ), mais aussi de tous les moyens que ceux-ci ont mis en œuvre pour échapper à leurs obligations (15). Au-delà du débat idéologique, l’enjeu est d’obtenir un recentrage des moyens de contrôle de l’Etat sur les entreprises fiscalement protégées et sur les plus fortunés. Dans l’espoir qu’un jour la peur change de camp. (...)