
Six mois que ça dure. Six mois que le bureau des étrangers de la préfecture de Mayotte est fermé au public. Six mois, donc, que celles et ceux qui ne disposent pas de la nationalité française et souhaitent régulariser leur situation en sont empêchés.
Le blocage a débuté le 14 octobre, deux mois jour pour jour avant le passage dévastateur du cyclone Chido. Ce jour-là, des militantes du Collectif des citoyens de Mayotte, un mouvement apparu en 2018, essentiellement composé de femmes, se sont assises devant les grilles de la préfecture et en ont interdit l’accès à quiconque venait déposer un dossier ou répondre à un rendez-vous. La raison invoquée ? L’insécurité, et notamment une agression à la machette dans la ville de Koungou trois jours plus tôt. Pour ces activistes, à la tête desquelles figure Safina Soula, le lien entre immigration et insécurité est une évidence. Le préfet, François-Xavier Beuville, feint de s’en offusquer devant les manifestantes. Il déclare « ne pas comprendre le sens de cette fermeture », s’étonne du « lien systématique » qui est fait entre « délinquance et immigration ». Mais il ne fait rien pour déloger les femmes. Le lendemain, elles sont encore là, sous l’œil complice des policiers municipaux. Elles n’en sont pas à leur coup d’essai : en mai 2024 déjà, elles avaient occupé l’entrée du bureau des étrangers durant plusieurs semaines ; et avant cela en décembre 2023, durant près de trois mois ; et encore avant, en 2022 ; et en 2018 pendant plusieurs mois…
Aujourd’hui, alors que les bâtiments des alentours portent encore les stigmates de la tempête, il suffit d’une seule personne pour bloquer l’entrée du bureau, située en contrebas de la préfecture, imposant bâtiment carré qui trône sur une butte dominant la rade de Mamoudzou. (...)
L’exceptionnel est devenu la norme
L’exceptionnel est devenu la norme, et le droit a pris les formes de l’arbitraire : rares sont les « élus » qui parviennent à obtenir leurs papiers, souvent par la grâce d’une connaissance ou, parfois, tout simplement du hasard qui a fait qu’on leur donne un rendez-vous clandestin, sans que l’on sache pourquoi ni comment. (...)
Ainsi va la vie des étrangers, ou de ceux considérés comme tel, à Mayotte. Il en était ainsi avant Chido. Il en est ainsi après Chido. Comme si rien ne s’était passé ? Non, pas exactement.
Il y eut bien comme une parenthèse enchantée les jours qui ont suivi la catastrophe. Une solidarité désintéressée, un élan de générosité qui, durant quelques heures, a effacé les clivages et les rancœurs, aboli les frontières et les nationalités, suspendu les griefs. Il n’y avait plus de mzungu (le nom donné aux Blancs ici), de Mahorais, de Comoriens ou d’Africains ; de Français, de sans-papiers ou de réfugiés. Les gens étaient ensemble. Ils avaient cru mourir, ils s’étaient rendu compte que l’homme est bien peu de choses quand la nature se soulève, que toutes ces histoires de papiers sont bien dérisoires lorsque la fin du monde est arrivée – ou du moins, lorsqu’on le croit.
Mais il n’a pas fallu longtemps pour que les discours xénophobes réapparaissent, et avec plus d’intensité encore – comme s’il fallait rattraper le temps perdu en invectives. Au temps de la sidération a succédé celui de la « reconstruction ». Et dès lors, de l’exclusion. Reconstruire ? Oui ! Mais sans eux, sans les « étrangers » – et tant pis s’ils sont nés ici, s’ils y ont grandi, fait leur scolarité, conçu leurs rêves ou enterré leur époux ou leur épouse. (...)
Ce n’est pas nouveau : voilà des années que certaines communes empêchent des enfants d’entrer à l’école. Mais cette pratique, en théorie interdite, n’a pas pris fin après Chido – bien au contraire. H.*, une maman de trois enfants, en situation irrégulière, qui habite la petite ville de Combani, dans la commune de Tsingoni, l’a encore endurée fin janvier : « Je suis allé à la mairie pour inscrire mon dernier qui a 3 ans à la prochaine rentrée scolaire. J’avais tout ce qu’il fallait, mais on m’a demandé des documents que je n’ai pas. On m’a dit que sans ça, mon enfant ne pourrait pas aller à l’école. »Quand elle a quitté la mairie, quelqu’un lui a dit qu’elle ferait mieux de « rentrer chez [elle] », qu’elle n’avait « plus rien à faire » ici.
Dans les réunions, nombre de maires ne cachent pas leur volonté de restreindre l’accès à l’éducation à ces enfants. Parfois, le rectorat doit leur rappeler la loi : c’est une obligation. Alors, peut-être faudrait-il mettre fin à cette obligation ? Des responsables politiques de premier plan n’hésitent plus à remettre en cause le principe de l’éducation pour toutes et tous. C’est le cas de l’ancien député (LR) Mansour Kamardine : dans un ouvrage publié il y a quelques mois (Lois Mayotte. De la suppression du droit du sol ?, L’Harmattan, 2024), il pointe du doigt cette législation « plus qu’incitative à l’immigration illégale ». (...)
La « guerre » se joue aussi à l’hôpital et dans les dispensaires. Au moment du tri notamment. Les témoignages de personnes refoulées à l’entrée au motif qu’elles ne sont pas « mahoraises », sont légion. « Au mieux, on nous accueille comme un animal, on nous fait comprendre qu’on n’a rien à faire ici. Au pire, on nous dit de repartir », explique H., déjà citée plus haut. Il ne s’agit pas là de quelques rares abus : plusieurs membres du corps médical ou paramédical confirment la tendance, chez une partie du personnel, à refuser les soins aux personnes considérées comme « étrangères », à les renvoyer au niveau des admissions ou à les négliger ensuite.
En théorie, les consultations dans les dispensaires et à l’hôpital sont gratuites pour les personnes couvertes par la Sécurité sociale et pour toutes les femmes et tous les enfants, quelle que soit leur situation administrative. Pour les autres – les hommes en situation irrégulière notamment –, un forfait de 10 euros est demandé, l’aide médicale d’État (AME) n’étant pas appliquée à Mayotte. Mais nombre de médecins assurent que cette somme n’est que rarement réclamée. Ce qui suscite des tensions au sein des services.
Les tabous sautent un à un (...)
Fin janvier, plusieurs syndicats du CHM ont appelé à la grève pour réclamer, entre autres, une prime après Chido. Mais comme souvent à Mayotte, les revendications salariales se sont doublées de considérations xénophobes. Le jour de la manifestation, on pouvait lire sur une banderole de la CFDT : « Grossesse = Désir = Projet. NON à la gratuité pour les accouchements et soins pour les non assurés sociaux à Mayotte. Maternité commerciale = Enfants délinquants = Insécurité. » « Cela ne faisait que traduire ce qu’on entend chaque jour dans les services : qu’il ne faut pas soigner les Comoriens », souligne J.*, un médecin qui a multiplié les missions de quelques mois à Mayotte ces dernières années. Comme d’autres, il constate, ahuri, que la direction laisse faire.
Il est vrai que l’État français n’est pas un simple spectateur de cette dérive xénophobe. Il en est souvent le complice, et même parfois le moteur – et ce depuis une vingtaine d’années, depuis que, sous l’impulsion du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy, une traque à l’échelle industrielle des « sans-papiers » a été lancée. (...)
Dès le 18 décembre, soit quatre jours seulement après la tempête, Bruno Retailleau, le ministre de l’intérieur, annonce un durcissement de la lutte contre « l’immigration clandestine ». (...)
Le refrain du « grand remplacement » (...)
Il n’y a pas de limites
Il n’y a pas de limites à la politique du chiffre. Et il ne doit pas y avoir d’obstacles. S’ils existent, il faut les abattre. C’est ce que les trois ministres appellent « changer les règles », pour faire face à ce que Valls appelle tantôt un « fléau », tantôt une « nécrose »... Modifier le droit du sol notamment. Tour à tour, en décembre, dans la foulée du cyclone, Emmanuel Macron et François Bayrou ont affirmé y être favorables. (...)
Le gouvernement ambitionne en outre de renouveler son parc de radars, en partie détruit par Chido, et d’acquérir des drones pour intercepter les embarcations qui viennent d’Anjouan ou de plus loin (de Tanzanie ou de Somalie). Il pense même à implanter des « bases avancées » et probablement militarisées, dans le nord notamment. L’armée, qui dispose sur place d’un détachement de la Légion étrangère (environ 300 hommes) depuis les années 1970, et qui vient d’y déployer un bataillon de reconstruction (environ 400 soldats), participera-t-elle bientôt à la lutte contre l’immigration clandestine, une tâche normalement dévolue au forces intérieures ? Estelle Youssouffa, qui n’a de cesse de réclamer le secours des militaires, en rêve depuis plusieurs années. L’extrême droite aussi.