
Sacha et Daryna pensaient partir en camp de vacances. Ils ont été séparés de leur mère pendant un mois puis contraints de s’exiler avec elle en Russie. Comme eux, des milliers d’enfants ukrainiens sont déplacés, y compris par la force, afin d’être transformés en fervents citoyens russes.
Le gouvernement ukrainien dit avoir réussi à dénombrer « 19 546 » enfants « déportés et/ou déplacés de force » par la Russie depuis l’invasion russe de février 2022. Les forces de l’ordre russes parlent elles-mêmes de « 728 000 enfants » en provenance d’Ukraine arrivés en Russie depuis cette date – un chiffre qui semble inclure les enfants évacués avec leur famille. (...)
Le chercheur américain Nathaniel Raymond (directeur d’un laboratoire de l’université Yale) a corédigé l’un des rapports les plus complets sur le transfert et la rééducation d’enfants ukrainiens durant la guerre. Interrogé par Mediapart, il estime que le nombre « minimum » d’enfants déplacés et déportés se situe autour de « 25 000 à 30 000 », et que le « chiffre réel est sans doute significativement plus élevé ».
Il recouvre des cas de figure variés : enfants considérés comme orphelins envoyés en Russie pour adoption, déplacés pour être « évacués » de zones de guerre, envoyés en « camps de vacances » pour quelques semaines ou quelques mois… Mais au-delà de la diversité des cas, ces chiffres pointent une réalité commune : dans les territoires ukrainiens qu’elle occupe, la Russie mène une politique ciblée visant les enfants, qu’elle s’emploie à transformer en bons petits citoyens de la Fédération. Même si cela implique de les éloigner de chez eux, les séparer de leur famille ou les retenir contre leur gré. (...)
Plus que par le contenu des activités qui leur étaient proposées, les enfants ont été marqués par les circonstances de la fin de leur séjour. Ils devaient y passer « deux semaines maximum », leur avait indiqué leur professeure. Mais au bout de ces deux semaines, l’enseignante vient leur signifier que leur séjour va être prolongé. « Elle est venue dans notre chambre et nous a dit : “Les Ukrainiens visent Kherson, il y a des bombardements. Si vous voulez rentrer, vos parents devront venir vous chercher par eux-mêmes” », se remémore l’aînée.
Tetyana parviendra à aller récupérer ses enfants au bout d’un mois. Ce ne sera pas le cas de tous les jeunes pensionnaires des camps Rayonnant, Amitié et Rêve. Des publications sur les comptes Telegram de fonctionnaires et politiciens russes et ukrainiens impliqués dans l’organisation de ces séjours révèlent que certains enfants y ont été retenus au moins jusqu’en mars – soit durant près de six mois. (...)
« La séparation d’enfants de leurs parents pour des périodes indéfinies », quand bien même leurs parents avaient initialement consenti à leur « relocalisation temporaire », « peut constituer une violation de la Convention sur les droits de l’enfant », estiment les auteurs du rapport.
Chants patriotiques et rééducation
Quant aux cours, si Daryna et Sacha Oleksandr n’en gardent pas de souvenir précis, les organisateurs de ces camps ne cachent pas leur objectif : transformer les pensionnaires en bons petits Russes. « Les enfants apprennent l’histoire de la Russie avec un intérêt particulier, étudient la période de la Grande Guerre patriotique [nom donné en Russie à la Seconde Guerre mondiale – ndlr] et apprennent des chants patriotiques » (...)
Sur une des images du camp publiées sur son compte Telegram, on voit des enfants et des adolescents, sur une estrade, brandissant un grand drapeau russe. (...)
« L’objectif premier de ces camps semble être la rééducation politique », relèvent les chercheurs de l’école de santé publique de l’université Yale dans leur rapport de février 2023, après avoir enquêté sur quarante-trois lieux où sont gardés des enfants ukrainiens. L’équipe a poursuivi son travail et enquête aujourd’hui sur « plus de quatre-vingts sites » où seraient détenus des enfants, indique à Mediapart Nathaniel Raymond, l’un des coordonnateurs des recherches.
Ces tentatives de « rééducation politique » ne sont pas toujours subtiles. (...)
face à tous les enfants, l’homme assure que « l’Ukraine est un État terroriste et que tout est de sa faute ». « Tout » : la guerre et son cortège de dévastations. Puis « il nous a dit que nos parents nous avaient abandonnés et que maintenant, nous allions vivre ici », poursuit l’adolescente.
D’autres jeunes de Kherson passés par les camps de Yevpatoria évoquent des humiliations et des maltraitances envers ceux d’entre eux qui se disaient pro-ukrainiens. Certaines auraient été commises par le même homme, qui a assuré à Daryna et ses camarades que tout était « de la faute de l’Ukraine ». Le site indépendant d’investigation russe The Insider dit avoir pu l’identifier : il serait un ancien des Berkout, de violentes unités spéciales de la police ukrainienne aujourd’hui dissoutes.
« Orphelins » envoyés en Russie pour être adoptés (...)
Pour ceux qui sont considérés comme orphelins, les autorités russes ont d’autres projets : ils sont généralement envoyés en Russie, de gré ou de force, afin d’y être placés en famille d’accueil ou adoptés, décrivent les enquêteurs des droits humains et les ONG ayant travaillé sur le sujet.
Les sujets d’inquiétude sont nombreux et multiples. Les orphelinats ukrainiens d’où ces enfants ont été déplacés n’accueillent pas uniquement des orphelins mais également des enfants placés en raison de difficultés rencontrées par leurs familles, assurent les autorités ukrainiennes. Dans d’autres cas, des liens de parenté existants semblent avoir été sciemment ignorés par les autorités russes. (...)
Un groupe d’enquêteurs mandatés par l’Organisation des Nations unies a documenté « le transfert de trente et un enfants de l’Ukraine vers la Russie en mai 2022 » et a « conclu qu’il s’agissait d’une déportation illégale, ce qui constitue un crime de guerre ». Le 17 mars 2023, la Cour pénale internationale (CPI) a délivré des mandats d’arrêt contre le président russe, Vladimir Poutine, et contre la commissaire aux droits de l’enfant russe, Maria Lvova-Belova, qui pourraient être jugés coupables du « crime de guerre de déportation illégale d’enfants et du crime de guerre de transfert illégal d’enfants », détaille la CPI. (...)
Le fondateur de l’ONG Save Ukraine travaille depuis vingt-cinq ans dans la protection de l’enfance en Ukraine. Aujourd’hui, son organisation s’emploie à rapatrier les enfants ukrainiens envoyés en Russie.
Son équipe monte des dossiers avec les familles des enfants pour démontrer qu’ils ont un parent en Ukraine, organise logistiquement leur retour et remplit des dizaines de dossiers à destination de la CPI sur des déplacements forcés d’enfants. Save Ukraine dit en avoir déjà rapatrié 223 – sur un total de 387 retours annoncés par les autorités de Kyiv.
C’est grâce à cette ONG que Tetyana, Daryna et Sacha Oleksandr ont pu rentrer en Ukraine. Car après le camp en Crimée, la famille a dû traverser une autre épreuve : elle a été forcée de s’installer en Russie. (...)
Un jour, un adolescent de l’école lui dit, ainsi qu’à ses amies : « Gloire à la Russie. » Le groupe de filles répond : « Gloire à l’Ukraine. » Le lendemain, assure la mère de l’adolescente, « tous les parents des filles ont été appelés, [elle] y compris » : « Des policiers et des représentants des services sociaux nous ont dit : “Si vous ne savez pas comment faire pour que vos enfants suivent les règles, on va vous retirer les droits parentaux.” »
Mais l’« intégration » forcée à la Fédération tourne court. Sacha Oleksandr se met à sécher de plus en plus souvent les cours. Daryna trouve tout ça « dégueulasse ». C’est finalement la débrouillardise de cette dernière qui va les sauver. Après avoir installé un VPN sur son téléphone pour contourner les restrictions de l’Internet russe, elle contacte des amies qui sont parvenues à rentrer en Ukraine. Elles lui parlent de Save Ukraine. La jeune fille trouve la page Instagram de l’ONG et y laisse un message. On lui répond. Quelques jours plus tard, la famille rentre à Kyiv, où elle vit toujours. (...)
« Il y a beaucoup de travail pour moi ici », commente simplement Olena Kapustiuk, l’une des psychologues. Elle est préoccupée, en particulier par le sort des enfants déplacés les plus jeunes : « Les adolescents savent s’adapter. Ils savent, si besoin, comment se débrouiller, comment mentir ou tricher. Les petits mineurs, eux, sont si fragiles… » (...)
« Il y a trois raisons pour lesquelles les autorités russes font tout cela aux enfants », juge l’activiste. « D’abord, cela leur permet d’anéantir l’identité ukrainienne », ce qui constitue selon lui « un génocide ». « Ensuite, ils utilisent les enfants ukrainiens comme solution à la crise démographique en Russie. Enfin, ils les forment pour que, plus tard, ils participent à la guerre – soit ici en Ukraine, soit dans d’autres conflits. »
Ce dernier point est peut-être déjà en train de se vérifier. Depuis le 1er septembre, selon des articles de presse, la Fédération de Russie a introduit la formation militaire initiale comme matière obligatoire dans les écoles des territoires ukrainiens occupés. Les petits élèves y apprendraient à manipuler différents types d’armes et à marcher en formation.