
La mécanique est parfaitement huilée entre les étages du grand immeuble de verre qui abrite, au 2 rue des Cévennes à Paris, les médias du groupe de Vincent Bolloré. A six heures du matin tapantes, deux à trois fois par semaine, les rédactions du JDD (6ème), Cnews (2ème) et Europe 1 (3ème) publient simultanément les résultats d’un sondage d’actualité faisant largement écho aux obsessions de l’extrême droite contre l’immigration, l’insécurité, le laxisme judiciaire ou l’Islam. Pour le seul mois d’avril, dix enquêtes d’opinion ont été diffusées sur le web, les antennes radios et télés du groupe, accompagnées de titres tapageurs : « 85% des français soutiennent la construction de nouveaux établissements pénitentiaires », « un français sur deux estiment qu’il y a trop de fonctionnaires », « 61% des français veulent restreindre le droit d’asile », « 88% des français souhaitent l’interdiction des frères musulmans. »
La mainmise progressive de CSA
Ces sondages ont la particularité d’être commandés à un seul et même institut : CSA. Un choix qui ne doit rien au hasard. La société est sous le contrôle du groupe Havas, appartenant au milliardaire breton, et dont le directeur général n’est autre que Yannick Bolloré, son fils de 45 ans. Le siège de CSA se trouve d’ailleurs à proximité de la tour Bolloré à Puteaux. Ce fonctionnement en circuit fermé entre la partie média et communication du groupe fait des merveilles.
La preuve en chiffres : entre le 1er janvier et le 1er mai 2025, en l’espace de quatre mois, quarante sondages réalisés par CSA ont inondé les sites internet du JDD, Cnews et Europe 1. Si on remonte un peu plus loin en arrière, depuis la reprise effective du JDD en septembre 2023 par Vincent Bolloré, ce sont au total 107 enquêtes d’opinion (8 mai) qui ont, à ce jour, été publiés.
Le recours à l’institut CSA est allé crescendo au fil des mois. (...)
L’immigration décroche la palme d’or
Un classement par catégorie de la centaine de sondages parus dans la presse Bolloré confirme cette analyse. Les questions liées à l’immigration sont les plus fréquentes : 27 questionnaires ont été réalisés sur cette seule thématique. Une monomanie qui se décline à l’envi, allant des « français favorables au rétablissement des contrôles aux frontières » aux « français qui jugent que l’immigration n’est pas une chance pour la France » ou encore à ces mêmes « français qui veulent durcir la politique migratoire ».
Sur la seconde marche du podium, avec 22 occurrences recensées, on retrouve les sondages favorables au durcissement de la politique pénale et carcérale. (...)
La suite du classement profite aux sondages en matière de sécurité (19), aux élections et à l’actualité politique (15), à la laïcité et à l’islam (9), aux questions de société (10) et enfin à l’international (5).
Des questionnaires à bas coût
Comment l’institut parvient-il à de tels résultats ? Comment ces enquêtes sont-elles fabriquées et sur la base de quel échantillon ? Soucieuse de préserver ses secrets, la société CSA n’a pas voulu répondre aux questions de Blast. Il faut donc se contenter de la maigre notice qui apparaît – de temps à autre - en bas de page d’une enquête d’opinion. La méthode est toujours la même : l’envoi d’un questionnaires auto-administré. Ce type de sondage consiste à publier un questionnaire en ligne et à inviter un panel de personnes à y répondre. Dans le cas présent, CSA tire des conclusions sur la base d’un panel rétréci de 1 000 répondants. Ce dispositif a plusieurs avantages : poser une question fermée avec la possibilité de répondre uniquement par « oui » ou par « non », réaliser des pseudo-études en moins de 48h et, de surcroît, à très faible coût. Cette méthode en vogue chez les sondagiers permet une collecte et un traitement des réponses dans un délai très court. (...)
Une personne en particulier chapeaute le pôle « society » de CSA chargée de réaliser ces enquêtes. Il s’agit de Julie Gaillot qui fait la liaison avec les médias Bolloré et intervient, par la même occasion, dans des émissions sur Europe 1 ou Cnews pour faire le service après-vente de ses propres enquêtes. (...)
En revanche, l’institut se garde de faire la promotion de ses sondages d’actualité aux contours très politiques sur les réseaux sociaux. CSA préfère mettre en avant les résultats d’enquêtes plus consensuelles ayant trait, par exemple, à la santé ou au sport.
Les anciens journalistes de « VA » sur le pied de guerre
Pendant ce temps, de l’autre côté de la Seine, au sein de la rédaction web du JDD, les plumes se relaient pour rédiger l’article commentant les résultats de chaque sondage. Le rédacteur en chef de la version numérique du journal, Jules Torres, a été l’un des premiers à se prêter à l’exercice en 2024. Cet ancien journaliste de Valeurs Actuelles suit de près la publication des enquêtes, très relayées sur les réseaux sociaux. Une petite équipe s’est formée autour de lui en provenance de « VA » (...)
L’IFOP en passe de prendre la porte
La place hégémonique prise par l’institut dans les médias Bolloré produit des effets collatéraux. Selon nos informations, l’IFOP - sondeur historique du journal – est en passe de se faire évincer. L’entreprise fournit depuis plus de soixante ans un baromètre sur l’actualité politique française qui paraît dans la version imprimée du JDD. Un article paru en 2009 vantait cette relation particulière faite de « hauts et de bas », autour de ses « 700 enquêtes » et « de ce quasi-million de personnes interrogées durant un demi-siècle ».
Cette relation séculaire a du plomb dans l’aile. Le directeur général de l’Ifop, Frédéric Dabi, est jugé trop à gauche par l’équipe dirigeante qui accompagne Vincent Bolloré. (...)
La perspective d’une mise au ban de l’Ifop consolide un peu plus le fonctionnement en circuit-fermé de la galaxie Bolloré. L’institut CSA va désormais régner en maître dans les colonnes du journal.
De cela, qu’en pense réellement les français ?