Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Le Grand Continent
Comment écrire l’histoire de l’extrême-droite ? une conversation avec Baptiste Roger-Lacan
#extremedroite
Article mis en ligne le 13 novembre 2025
dernière modification le 2 novembre 2025

Des contre-révolutionnaires à Jean-Philippe Tanguy en passant par Donald Trump, comment définir un courant politique dont presque personne n’accepte de se revendiquer ?

L’extrême droite n’est-elle qu’une droite actualisée — ou autre chose ?

Le nouveau collectif paru au Seuil propose de penser à nouveaux frais ces questions à partir d’une méthode internaliste : « parler l’extrême droite » peut permettre de la comprendre.

Entretien avec son directeur, Baptiste Roger-Lacan.

La Nouvelle Histoire de l’extrême droite a très précisément voulu s’inscrire dans un tournant historiographique qui entend dépasser le cadre trop restreint de l’histoire des idées ou de l’histoire politique : ne pas réduire l’extrême droite à ses constructions idéologiques ou à une succession de programmes ou de partis, mais envisager cet objet au sens large, dans sa plasticité et sa diversité de formes, de langages et de registres d’action.

Cela dit, cette approche n’interdit pas d’identifier quelques invariants doctrinaux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons choisi de remonter à la fin de l’Ancien Régime, au moment où les Lumières se heurtent à tout un ensemble de courants hostiles au rationalisme et à l’individualisme.

L’extrême droite se définit d’abord par une série d’oppositions fondamentales. Face au principe d’égalité, elle affirme que celle-ci n’est qu’un mythe, et que l’inégalité, qu’on la dise d’origine divine, biologique ou culturelle, constitue le fondement même de l’ordre social. De même, elle rejette la liberté moderne fondée sur l’autonomie individuelle, perçue comme une menace pour les cadres organiques, familiaux, religieux, politiques, censés assurer la cohésion de la société.

Dans cette vision du monde, la Révolution française aurait brisé un ordre naturel où chacun occupait une place assignée d’avance. Cette nostalgie d’un ordre hiérarchique et harmonieux traverse les discours d’extrême droite, en France comme dans le monde anglo-saxon. Ces positions déterminent d’ailleurs ses ennemis constants depuis deux siècles : le libéralisme politique, puis le socialisme, et plus tard le communisme, tous présentés comme les visages successifs d’une même subversion révolutionnaire. (...)

Dans ce contexte, faut-il s’étonner que l’extrême droite cherche systématiquement à miner ou à renverser la démocratie libérale ? Son but est très exactement de lui substituer un ordre hiérarchique et autoritaire qui s’imposerait à des communautés « naturelles ».

À cela s’ajoute une méfiance profonde envers la raison, méfiance qui nourrit notamment une obsession de l’extrême droite pour les causes cachées. Depuis les pamphlets anti-maçonniques de la contre-révolution jusqu’aux théories contemporaines du « grand remplacement », elle cherche des forces occultes responsables de la décadence ou des défaites qu’elle déplore. Cette vision conspirative du monde découle directement de son antirationalisme : si l’on ne peut trouver des causes rationnelles, il faut leur substituer l’intention secrète d’un ennemi.

Enfin, un troisième invariant réside dans son rapport au progrès.

L’extrême droite rejette l’idée d’une perfectibilité de l’humanité (...)

le progrès technique est accepté, voire exalté, mais séparé du progrès social. Le premier doit servir à contenir, voire à écraser, le second, afin de restaurer un ordre organique et inégalitaire présenté comme l’état normal des sociétés humaines. Cette tendance s’exprime aujourd’hui chez certains porte-paroles des Lumières noires, qu’il s’agisse d’Elon Musk ou de Peter Thiel.
L’extrême de l’expression « extrême droite » implique-t-il une transformation quantitative ou qualitative de la droite ?

C’est tout le problème ; ou plutôt, c’est l’un des nœuds du problème.

Dès lors que la notion d’« extrême droite » ne se limite plus à une simple fonction descriptive — celle qui, à l’origine, servait à désigner les députés siégeant le plus à droite dans un hémicycle parlementaire —, dès lors, donc, qu’on cherche à définir ce que serait une extrême droite en tant qu’objet politique, la question d’une différence qualitative ou simplement quantitative avec la droite se pose inévitablement. (...)

La droite cherche généralement à se dissocier, du moins dans l’espace public et l’arène politique, des formations d’extrême droite.

Cela n’empêche pas, bien sûr, des porosités idéologiques, sociales, culturelles, militantes, en réalité très importantes — elles sont plutôt la norme en France, si l’on met à part la période pendant laquelle le mouvement gaulliste et post-gaulliste y fut dominant. Il demeure néanmoins cette idée — souvent formulée par les droites de gouvernement — que l’extrême droite, ce serait autre chose ; qu’elle se caractériserait par une radicalité idéologique et une intransigeance tactique qui la distingueraient fondamentalement.

À l’inverse, du point de vue de l’extrême droite, la différence est très souvent conçue comme simplement quantitative. Tout d’abord, l’extrême droite se désigne rarement comme telle. Bien consciente du stigmate politique que le terme constitue, elle se présente plutôt comme la seule vraie droite.

L’expression de « droite nationale », très usitée depuis quelques décennies, s’inscrit du reste dans cette logique. Cela sous-entend que les autres forces de droite auraient trahi leur camp en renonçant à leurs fondamentaux et à leurs traditions pour se soumettre intellectuellement, culturellement et idéologiquement à la gauche. (...)

Cette volonté de l’extrême droite d’agir comme une force centrifuge sur la droite est une constante de son identité politique : c’est, du reste, le processus qui est à l’œuvre en ce moment même dans nombre de démocraties occidentales, à commencer par les États-Unis où le monde MAGA s’emploie à marginaliser tous les républicains qui défendaient une tradition de négociation bipartisane.

C’est là un des problèmes structurels de l’histoire des relations entre droite et extrême droite : cette dernière ne cesse de se présenter comme le remords de la droite — ou comme sa conscience refoulée. (...)

Avec Donald Trump, il semble qu’une idéologie contre-révolutionnaire ait pris le contrôle de la Maison-Blanche : comment expliquez-vous ce phénomène transatlantique ?

Ce qui est curieux, c’est que Donald Trump lui-même n’a sans doute aucune idée de ce que la contre-révolution a pu représenter dans l’histoire politique et intellectuelle.

Pourtant, parmi les multiples tendances de l’extrême droite américaine qui se sont agglomérées autour de lui, on observe aujourd’hui une réactivation explicite de références contre-révolutionnaires. De ce point de vue, le travail mené par Le Grand Continent, autour de la notion de « Lumières noires », est essentiel depuis la réélection de Trump. On voit ainsi se dessiner, de Peter Thiel aux penseurs dits post-libéraux, une circulation transatlantique de références contre-révolutionnaires longtemps restées très européennes, voire spécifiques à l’Europe du Sud.

Cette mouvance mène aujourd’hui une véritable guerre au libéralisme politique, en cherchant à refonder la droite sur des bases antilibérales, antimodernes et anti-égalitaires. (...)

L’extrême droite ne réagit pas seulement aux transformations de la vie politique intérieure : elle s’inscrit dans des dynamiques globales, elle échange, elle observe, elle imite.

De l’Europe aux Amériques, les victoires des uns sont utilisées comme des exemples par les autres : il suffit de voir comment les succès supposés de Giorgia Meloni sont aujourd’hui utilisés en France par les défenseurs d’une « union des droites » qui permettrait au Rassemblement national de se rapprocher de la victoire. (...)

Pour moi, « parler l’extrême droite », cela suppose non seulement de lire les textes — ce qui est la base de toute histoire intellectuelle sérieuse —, mais surtout d’aller plus loin en s’efforçant, avec toutes les sources disponibles, de reconstituer un univers de références, d’images et de représentations : autrement dit, de comprendre quel monde se raconte l’extrême droite.

Il s’agit de saisir l’univers partagé de ces milieux : les mythes qu’ils mobilisent, les filiations qu’ils revendiquent, les symboles qui circulent entre eux.

Ce travail est d’autant plus nécessaire que ces mouvements fonctionnent selon une logique de clôture : ce sont des cercles relativement fermés, conscients des distinctions entre l’intérieur et l’extérieur. On n’y tient pas les mêmes discours selon que l’on s’adresse à ses pairs ou au grand public.

Cette différence de registre est fondamentale ; elle explique que l’observateur extérieur ne perçoive qu’une part limitée du discours réel qui y est tenu. (...)